S’il y avait bien une chose dont Jane n’avait jamais manqué, c’était de confiance. Elle avait traversé les stades les plus ingrats de l’enfance et adolescence, ceux capables d’enfermer leurs victimes dans des états de dépression profonde. En échappant ni à l’acné, au surpoids, ou encore au rejet de ses camarades, Jane n’avait jamais été la jeune fille idéale avec même une fâcheuse tendance à susciter de la réticence profonde chez les autres. Pourtant, rien n’avait jamais semblé la démoraliser ou ne serait-ce qu’atteindre un poil de son ego. En grandissant, Jane était intimement persuadée qu’elle arriverait à surmonter n’importe quel obstacle. Au fond, elle avait tout à gagner et rien à perdre. Une fois passés les désagréments de l’adolescence et une fois ses problèmes réglés, la confiance de Jane ne fit que se renforcer. Le monde des adultes n’était certainement pas plus tendre que celui des enfants et cette fois-ci des bévues d’autre genre apparurent : les contraintes du travail, la gestion d’une vie sociale et surtout… les relations amoureuses. Jane en avait connues beaucoup, des plus ou moins catastrophiques. Si aucune de ses amourettes passées n’avait véritablement réussi à ébranler l’assurance étanche de la jeune femme - malgré multiples déceptions, disputes et ruptures - sa relation avec Tray avait en revanche éveillé les doutes les plus enfouis. Dès leur rencontre, l’avocat avait suscité en elle un mal-être qu’elle expliquait difficilement. Ce n’était pas de la timidité, du malaise ou de la crainte. Elle avait simplement toujours envie de montrer lui montrer le meilleur d’elle-même. Jane n’avait par exemple jamais réellement ressenti le besoin d’être particulièrement belle aux yeux d’un autre… jusqu’aux trente secondes qui suivirent sa rencontre avec Tray. Elle connaissait le désir profond de vouloir plaire à quelqu’un, qu’il vous voit sous votre meilleur jour en permanence. Peu à peu, elle avait commencé à vouloir lui cacher ses défauts et y parvenait si mal qu’au contraire, tous ses travers s’affichaient au grand jour. Jane n’avait auparavant aucun mal à vivre avec ses vulnérabilités et à la montrer à son partenaire.  Mais Tray avait détruit sa confiance bout par bout si bien qu’un jour,  Jane se dit qu’elle n’était même pas assez bien pour lui. Et elle était partie. Jane voulait devenir une meilleure personne pour lui. Au final, elle avait fui, ne devenant qu’une pauvre lâche. Par-dessus tout, elle avait profondément blessé quelqu’un qu’elle aimait. Bref, malgré lui, Tray avait fait de Jane quelqu’un de détestable. Et Jane ne faisait que rejeter sur lui la haine qu’elle éprouvait envers elle-même. Le paradoxe était à son comble. En effet, Tray était sans doute la personne la plus imparfaite du monde. Il avait même trompé Jane sous son nez ; bon sang. Si Jane était ne serait-ce qu’une pointe raisonnable, elle réaliserait que tout le monde à ses défauts, qu’il fallait vivre avec et tout le tralala. Ils s’étaient aimés avec ses défauts là après tout – à défaut d’aimer, ils s’étaient supportés l’un et l’autre durant de longs mois, ce qui n’était pas chose facile. Puis, au cours de ces retrouvailles, Jane avait commencé par faire comme si de rien n’était, jouer la parfaite petite « ex » souhaitant garder de bonnes relations. Evidemment, elle n’avait pas berné Tray. « Mais… Pourquoi ? » répondit-elle d’abord très bêtement. Elle ne répondait à rien du tout, en réalité, mais ça lui permettait de gagner un peu de temps. Avec ces derniers mots, Tray avait touché du doigt le sujet sensible, celui qui faisait mal. Il fallait s’y attendre de la part d’un homme à la subtilité comparable à celle d’un chevreuil. Comment avait-elle pu penser éviter la confrontation ? Ha oui, c’était elle la lâche à présent. Maintenant que les rôles étaient inversés. Et c’est toujours dans ce nouveau rôle qu’elle entreprit de continuer à la conversation. Tray la troublait au point qu’à présent, elle ne voulait plus être belle ou gentille ou parfaite devant lui, elle voulait montrer comme elle était misérable. « Tu ne peux pas me dire ce que j’ai le droit de faire ou non, tu sais. Je n’étais pas ta propriété Tray. Et c’est bien le problème, j’avais fini par avoir l’impression d’être une sorte de prisonnière ! » s’emporta t-elle, les mains fébriles et tremblantes agitant l’air qui les séparait. Ses difficultés d’élocution trahissaient aussi bien sa nervosité que le manque de crédibilité de ses excuses. « Tu entends, je n’appartiens à personne ! » Elle prononça ce dernier mot avec une lenteur manquant de naturel. Plus elle parlait, plus elle réalisait l’hypocrisie dont elle faisait preuve sachant qu’actuellement, les liens du mariage la rendait dépendante d’un homme. « Tu ne peux pas m’en vouloir d’être partie, je n’appartiens à personne et certainement pas à toi. Cette idée m’était insupportable. » Jane déglutit difficilement, le temps d’essayer de jauger l’impact de ses paroles sur le visage stoïque de Tray. Elle avait pris un ton des plus dédaigneux, qui ne ferait qu’aggraver la situation, mais après tout, elle était déjà plus bas que terre, qu’est-ce qui pouvait être pire ? La réponse s’inscrit immédiatement sur les traits du visage de Tray, qui bougèrent très peu mais assez pour y détecter toute la peine qu’elle venait d’enclencher. Elle qui avait dans l’optique d’arranger les choses, voilà qu’elle les rendait l’un et l’autre encore plus tristes qu’avant. Jane tombait toujours à côté de la plaque, c’était une sorte de fatalité. « J’ai donc l’ultime preuve qu’on a jamais été sur la même longueur d’onde, toi et moi. » Ils savaient tous deux à quoi elle faisait référence puisque chaque épisode de leur relation avait connu ce problème : qu’étaient-ils l’un pour l’autre ? Amis, amants, amoureux, inconnus, ennemis ? « Je pensais que tu serais enfin assez mature pour qu’on passe définitivement à autre chose, mais je vois que certaine chose ne change pas. » ajoute t-elle par pure méchanceté. Alors qu’elle avait évité son regard tout au long, par pure faiblesse, elle finit par plonger les yeux dans les siens, comme au bon vieux temps. Mais leur regard respectif n’avait rien de ceux enjôleurs ou apaisants d’autrefois. Il était froid, rendu flou et rougeâtre par la colère et l’ivresse, bref, il ne faisait que marquer le point culminant d’une détresse réciproque. En le fixant ainsi, Jane espérait que Tray décèlerait la misère, lirait en elle tous les mensonges tout juste débités, qu’il balayerait d’un geste tout ce qui s’était passé ‘Arrête de me faire marcher Jane, suis-moi qu’on rattrape le temps perdu’ et qu’ils partiraient main dans la main, riant aux éclats. Mais il faut croire que certaines choses ne se passent jamais comme on le souhaiterait.