Apparence & Style:
Wladyslaw, il est banal à mourir. Techniquement on ne peut rien lui trouver d'intéressant. C'est peut-être ce qui le rend si attachant justement. Sa jolie discrétion n’a d’égal que son visage singulier de poupée matriochka. Les yeux sombres ombrés de cils noirs, les cheveux bruns et longs, il n’a, de fait, rien de bien remarquable. Pourtant, il aurait aimé, oui, comme beaucoup, s’enorgueillir du charme et de la grâce qu’offrent des prunelles bleus. Mais, le voilà, lui, affublé de ce regard hostile et tragique.

Toutefois, il tient de sa mère des traits doux et fins, une bouche harmonieuse, un port aristocratique, des pommettes promptes aux rougissements, un air rêveur et pensif. Tout, d’ailleurs, le différencie de son frère ; il est aussi mince que celui-ci est musculeux, aussi blême que l’autre est bronzé et il se montre aussi chaleureux et vif que son frère est puissant et ferme. En effet, il arbore cette allure particulière et curieuse de jeune homme malingre et fluet. De plus, il assume avec une difficulté fascinante son pathétique mètre soixante-dix et sa pauvre cinquantaine de kilo. En fait, Wladyslaw, c’est un grand complexé.

Il est vieux jeu, c’est incontestable. Ainsi, il s'habille très sagement, en noir et gris, il opte souvent pour des costumes, d'une sobriété ma fois élégante, ou des vêtements moins cérémonieux lorsque l'envie lui prend. Il a cette touchante façon d’être, de se savoir décaler et de mettre tout en œuvre pour le cacher. Il ne porte pas de bijoux, une simple croix en argent et une légère montre à gousset, vestige raffiné d'une époque révolue.

De par la normalité affligeante de sa physionomie, Wladyslaw ne souhaite guère attiré l'attention, non, il préfère se murer dans une joviale introspection et accueillir la solitude avec reconnaissance. Ceci dit, il garde un certain charisme, une silhouette délicate, un maintien agréable. Entre autre, il est fort peu musclé, le sport est proscrit bien sûr et puisque sa passion dévorante pour la musique délimite son monde, il ne touche à aucune activité susceptible de le blesser. Non pas qu’il soit un paresseux notoire, non, au contraire, simplement qu’il se doit d’être ainsi, pour le bien de sa carrière, de ses rêves. Wladyslaw, c'est un paradoxe original et saugrenu.


Caractère:



« - Et, bonjour jeune homme.
- …
- Bien. Comment allez-vous aujourd’hui ? Ne fait-il pas un temps merveilleux ?
- …
- Allons. Ne cachez pas votre visage avec vos mains. Regardez-moi. Je ne vous mangerais pas, vous savez. Allons. Cessez de triturer vos doigts. Ne mordez pas ainsi votre lèvre. Et, je vous en prie, ne fermez pas vos yeux à la réalité.
- …
- Maintenant. Comment vous appelez vous ? Dites-moi ce qui vous amène ici. Même si, au fond, j’ai une vague idée de la réponse.
- …Je. Je m’appelle Wladyslaw.
- Ha. Wal ? Walsl ? Wlad.. ?
- A. Appelez-moi Jon.
- Alors. Bien. Jon comment ?
- Tchaikovsky.
- Oh. Tchee ? Tchakv ? Enfin. Peu importe. Mais, quel accent russe vous avez là. Il est très prononcé dites-moi. Votre anglais est bon mais on aura tout de même du mal à vous comprendre, mon garçon, si vous persistez à le garder...
- …
- Oh, je ne voulais pas vous vexer. Enfin. Simple curiosité, d'où venez-vous exactement ?
- De. Votkinsk.
- Vraiment ? Je ne connais pas.
- Oui. Je sais. Comme tout le monde, vous connaissez uniquement Moscou et Saint-Pétersbourg.
- Ha. C'est exact, en effet.
- ...
- Oui. Donc, quel est votre problème ?
- Je. Je dirais que. En fait. Je ne sais pas.
- Moi, je sais. Votre belle-mère m’en a touché quelques mots et je dois avouer que je vois exactement ce qu’elle voulait dire. Oh. Ne vous fermez pas ainsi à l’annonce de votre parente. Elle est très aimable. Elle fait tout ça uniquement pour votre bien.
- …
- Je vais vous dire de quoi vous souffrez.
- Non. Je. Je ne veux pas savoir. Au revoir, Monsieur le psychologue.
- Hé. Euh. Au revoir Monsieur Tch.. Chee...Tchav ? ...Monsieur Jon. »

***



« Wladyslaw, c’est un peu le petit coquelicot debout dans un champ de mauvaises herbes. Le chocolat que tout le monde a peur d’avaler; aux apparences douteuses et à l’intérieure garni d'une liqueur infecte. Cela parait étrange mais, lui, quand tu croques, c’est de la guimauve qui tombe.

Il est doux, discret, il est sage. Rien n’est laissé au hasard, tout est sous contrôle. Il a ce sourire occasionnel, ce charisme insolite qui le transforme. Il peut être à la fois ingénu et convaincant, naïf et perspicace, enthousiaste et sévère. J’aime ce côté paradoxal chez lui, il me fait sentir comme un idiot, comme un gamin. Il est toujours avisé, responsable, il vous regarde et ne dit rien. Il a cet accent russe dont il a honte et lorsqu’il parle, c’est avec force politesse. En fait, il est d’une réserve maladive, quel comble pour un pianiste.

Je le regarde jouer et, souvent, j’ai l’impression qu’il vient d’une autre planète, il se plonge dans un autre monde et n’y introduit personne. On en serait presque jaloux. Seul, il compose, seul, il invente, seul, il dirige. Il est fort Wladyslaw, il nous parait pourtant fragile. Non, Wladyslaw sait repousser l’opposant, avec maitrise et subtilité, et se défend avec panache et bravoure.

Au fond, c'est un pacifiste engagé, je l’ai deviné, pouvoir enrichir son univers avec douceur, sans violence ni pertes. C’est un utopiste, il s’en rend compte parfois, peu importe combien il le nie, il affectionne autant la liberté que le calme. Néanmoins, j’ai un profond respect pour lui, ses ambitions pudiques et ses valeurs de philanthrope. Il est nature, sans artifices aucuns, juste lui, Wladyslaw Tchaikovsky, la timidité personnifié. La colombe innocente parmi les corbeaux voraces.

J’aime le silencieux de ses discours, la fièvre de ses passions artistiques, le parfait de ses idées, le volcanisme dans ses yeux. La franchise de ses élucubrations muettes, la beauté de ses conjugaisons. Je suis le lâche, le truand, l'abuse, lui mens. Et je prie, je le retiens. Reste. Reste en Russie.

Il est trop modeste Jon, son talent, tordu, absurde, obstiné, est incontestable. Lorsqu’il n’est pas en train d’apprendre, en autodidacte aguerri, ou bien de lire, en anticonformiste bienveillant, il se plait à composer des mélodies sans queue ni tête, colorées, parfois trop franches pour être appréciées. Il a des idées noires parfois, fleur bleu il est souvent.

Par ailleurs, il sait être irréfléchi, spécialement lorsqu’il joue, il serait capable de répéter des heures jusqu’à s’endormir sur le clavier de son piano. Il est un bordélique compulsif, souvent désordonné, mais abhorre la poussière. Il ne fume pas, adore manger et boit de l’eau. En fait, il est relativement très amical, simplement, on ne l’en soupçonnerait pas. Il a souvent un air vindicatif collé au visage. Il est toujours plein d’une charmante ironie. C’est un musicien magnanime. Il est méthodique, d’une humeur généreuse, retient difficilement ces idées de paix utopique et, enfin, voue un culte aux loups profondément saugrenu. »

***



« Depuis que mon marie nous la ramené, je ne sais que faire de cet empoté. Et puis, quel prénom sans queue ni tête. Au commencement, je l’ai cru autiste. Plongé dans un mutisme effroyable, il lisait les livres de notre bibliothèque avec dévotion et assiduité, se cachait dans des endroits connu de lui seul et s’asseyait au piano forte de l’étage sans dire un mot. Il souriait parfois mais était d’un calme épouvantable. Lorsqu’il atteint l’âge de raison, l’adolescence, il se passionna pour la musique - je le soupçonne de l’être depuis son arrivé - et il étudiait avec beaucoup de sérieux. Il était d’une bienveillance silencieuse tout à fait agaçante. Bien sûr, après un fâcheux accident, je réussis à faire entendre raison à mon époux et il l’envoya dans le grand conservatoire de Moscou en pension. Quel soulagement ce fut. Il prit en maturité et lorsqu’il rentrait, il était comme dans une autre dimension, les bras pleins de partitions. Il était et est toujours constamment ailleurs. Il avait cet air à la fois pensif et méprisable, il semblait si austère et s’exprimait fort peu. Parait-il que je le rendais nerveux, en fait, chaque fois qu’il devait parler à quelqu’un, il était pris d’une angoisse étonnante, il bégayait alors, torturait ses pauvres doigts et baissait les yeux. Il en devenait si exaspérant, je vous assure. De plus, il était si lent. Il veillait sur les autres, on aurait même pu l’appeler Papy Wlady, c’en était risible. En fait, on peut raisonnablement considérer qu’il a 70 ans d’âge mental. Il est si inutile, une carrière dans la musique, quoi de plus vaseux et stupide. Je dois lui concéder cependant qu’il est un homme plein de bon sens et d’esprit. Malgré ses loisirs et affections plus que douteuses. Il aime regarder le catch à la télévision tout en coloriant des dessins pour enfants. Il ne jure que par la nature, il adule les forêts et les campagnes. Wladyslaw, c’est un fantôme égaré. Il est distant, trop réservé, c’est maladif chez lui.

Il est poétique aussi. Il essaye de s'échapper, comme un idiot. Le son des couleurs chaudes qui résonne, les bruits des images muettes, les odeurs des jours de pluie. Croyez-moi, il est atteint. Entre autre, il a cette chose qu’on appelle être synesthète. C'est un phénomène neurologique plus ou moins courant; les sens se mélangent, les perceptions sont brouillées. Pour lui, d’après le verdict des spécialistes que j’ai si souvent consulté, les sons agitent des formes bariolées sous ses yeux, les notes de musiques sont des couleurs pour lui, s’il entend un La alors devant ses pupilles du rouge apparaitra. Étrange. Il l’est, ça, pour sûr.

Wladyslaw, c'est bien peu de choses. »

« Qui c’est, lui, maman ? »
« Le bâtard de ton père, mon chéri. »

Tout ce qu’il y avait de plus charmant. Cette femme acariâtre à l’air sévère. Anna Mariya Haendel épouse du très fortuné Franz Haendel. Quoi de plus normal, ils étaient si parfaits. Et le petit bout d’homme à leur côté n’était autre que le fils légitime de cette jolie famille : Dimitri Haendel. Quant à Wladyslaw, il avait vécu jusqu’à ses huit ans en compagnie de sa jeune mère, une simple adolescente en fait. En effet, elle venait tout juste d’avoir dix-sept ans lorsqu’elle accoucha de lui et, comme l’enfant qu’elle était, elle offrit un prénom dès plus original à son fils. Wladyslaw. Sait-on où elle pêcha cet horreur ; dans quelques livres fantastiques de son enfance ou bien quelques BD inutiles de ses parents. Par ailleurs, on lui fit grâce d’un deuxième prénom ordinaire mais, comme pour le marquer d’une croix rouge symbolique de son ascendance douteuse, du nom de famille de cette femme encore fille. Tchaikovsky. Pauvre garçon, disaient certains, c’est un scandale, criaient d’autres. Toutefois, et contre toute attente, cette jeune fille se montra aimante, douce, quelque peu puéril et frivole mais si généreuse et pure qu’on ne l’aurait jamais cru capable d’être la maîtresse d’un homme marié.

Arrivé les huit ans de Jon, son père vint le réclamer. Comme une fleur, il se présenta à cette jeune écervelée dont il avait si froidement abusé et lui commanda sans ménagement de lui rendre son fils. Il prétexta pouvoir lui offrir un avenir plus honorable et luxueux et, bien sûr, Tatiana ne sut que répliquer. Oui, Tatiana, c’était son nom. Cette dernière offrit donc son consentement, sachant pertinemment que Votkinsk et ses villageois ne représentaient guère un avenir envisageable pour sa progéniture.

Ainsi, Wladyslaw se retrouva dans les mains de précepteurs opiniâtres et fermes, décidés à lui inculquer les manières de la bonne société. La famille Haendel vivait dans un manoir au nord de Saint-Pétersbourg et jouissait d’un train de vie plutôt royal. Mais, Jon, lui, n’y trouvait guère sa place. Dimitri fut pourtant d’une gentillesse sans égal tandis qu’Anna Mariya était exécrable. Elle l’envoya maintes et maintes fois chez divers psychologues et médecins où on l’identifia sociopathe et où l'on diagnostiqua par la suite sa synesthète. Par ailleurs, ils voyageaient souvent, l’Angleterre, l’Italie, l’Autriche. Ce fut si fabuleux.

De plus, les deux frères étant très liés, il leur fut permis d’entrer au même collège. Néanmoins, un jour, en jouant ensemble et grimpant aux arbres, Dimitri se blessa. Wladyslaw avait voulu faire le plus malin, montant plus haut qu’il ne l’aurait dû, il y perdit l’équilibre. Son demi-frère inquiet l’attendait en bas et, réflexe humain ou coup du destin, essaya de le rattraper dans sa chute. Wladyslaw s’en sortit donc avec une longue cicatrice aux creux des reins tandis que Dimitri eut la jambe droite cassée. Anna Mariya fut si furieuse qu’elle négocia le départ de ce fils illégitime sans attendre. Au moment de partir, Jon fit ses adieux à son frère en fauteuil roulant provisoire, son père puis sa belle-mère qui lui susurra vilement à l’oreille :

« Cela aurait dû être toi. »

Dans le fauteuil, évidemment. Quelle femme absolument charmante. Cependant, on ne pouvait lui en vouloir, elle était restée auprès de son mari malgré la faute qu’il avait commise et malgré l’installation du fruit de cet affront dans leur foyer. Elle avait de quoi le détester, en effet.

Entré dans le plus grand conservatoire de Russie, Jon poursuivit des études de musique, comme il l’avait toujours souhaité. Pianiste. Il deviendrait Chef d’orchestre. Des rêves pleins la tête, il termina major de promotion. Diplômé, il voulut changer, s’éloigner, vivre autre chose et réaliser tous ses projets. Quoi de mieux que l’Amérique pour de telles aspirations loufoques. Le voilà, à présent, trente ans tout justes, à New York. C’est si différent des campagnes qu’il avait connu et des villes dans lesquelles il avait voyagé. Si différent. Et, si grand.