Il y a des enfants qui ont la chance de naître dans une maternité tranquille. Le travail est long et probablement douloureux, mais le résultat n’est autre qu’un ravissant poupon rose et joufflu qui attendrirait un meurtrier multirécidiviste. C’est à cet instant que la sage-femme pose la mignonne créature dans les bras de sa mère, qui dévisage avec émerveillement le bonheur de sa vie. Le poupon est ensuite déposé dans la nursery, et finit par s’assoupir, la joue caressée par un rayon de soleil, comme l’ange qu’il est encore.
Pour moi, ce fut exactement l’inverse. Parfaitement. Le travail a été plutôt court, d’après les infirmières, mais ça n’a pas empêché ma mère de proclamer au monde entier qu’elle avait souffert le martyr mais que ça en valait la peine. Oui, de son point de vue, ça en valait la peine puisque « ça » lui a rapporté une couverture médiatique explosive. Cece Ferguson, de son vrai nom Cecilia Abramson, n’était plus seulement la célébrissime actrice, un peu tête-à-claque, qui avait gagné déjà deux oscars mais qui n’en finissait pas de voguer d’un homme à l’autre en continuant de mentir à la presse sur son âge. Elle était désormais une belle femme de 32 ans (surprise, ça faisait cinq ans qu’elle répétait chaque année qu’elle en avait 27), classée dans le top quinze des femmes les plus puissantes de la planète, et qui incarnait désormais la mère de famille dévouée à sa progéniture. Soyons clairs : j’ai toujours pensé qu’elle n’était tombée enceinte que pour redorer son image pantelante (à l’époque). Ce qui me confortait dans mon jugement, c’est que je n’ai jamais vu mon père. A priori, je suis la fille de la Sainte Vierge. Et surtout, ma mère a toujours fait attention à ne pas retomber enceinte. L’âge, disait-elle. Mais seule la presse se laissait berner.
Autant dire que ma venue au monde fut aussi médiatisée que si j’étais le messie. Je n’avais que quelques jours quand on organisa des « photos volées » de ma mère, me promenant dans Central Park dans mon landau. Qui pouvait sérieusement croire qu’une star mondiale, qui avait accouché il y a seulement cinq jours, pouvait se balader allègrement dans Central Park, chaussée de Louboutin de la dernière collection avec des talons vertigineux et une tenue Chanel, sans même dissimuler le visage de son bébé aux yeux du monde ? Cece cria au scandale, mais ça faisait partie du plan. Selon elle, les stars médiatisées sont celles qui crient le plus fort. Ben tiens. Je comprenais maintenant pourquoi elle était toujours en première page…
Et Cece reprit ses tournages. Milan, Paris, Tokyo, Dublin, Los Angeles, Milan, Paris, New York, Paris encore. Sauf que maintenant, je faisais partie de ses voyages. J’ai appris à marcher sur le tournage d’un de ses films alors qu’elle était dans sa loge (le caméraman m’a filmée parce qu’il était gaga de moi), j’ai dis « maman » pour la première fois à la maquilleuse parce que Cece jouait en extérieur. Elle n’avait pas le temps, tout simplement. Je ne me rappelle pas du jour où je lui ai dis maman pour la première fois (à elle, pas à la maquilleuse). C’est justement cette-dernière qui m’a dit qu’elle m’avait corrigée en articulant « Cece ». Je n’allais pas à l’école ; j’avais un précepteur. Il était anglais, et il avait un accent épouvantable. A croire qu’il le faisait exprès.

C’est à mes six ans que j’ai posé « la question». J’étais dans la loge de ma mère, assise sur une table, mes jambes s’agitant dans le vide. « Cece, quand est-ce que j’aurais un frère ou une sœur ? », demandai-je d’une petite voix pleine d’espoir. Il y eut un silence dans la loge. Les maquilleuses, la coiffeuse et tout le petit monde qui dorlotait ma mère se figea. Tous m’étaient inconnus. Cece éclata d’un rire faux. « Ma chérie, voyons ! Tu sais bien que je n’ai pas le temps pour ça ! », déclara-t-elle avec un sourire crispé. Et elle tourna la page de son magazine sans plus soucier du reste. Le personnel se remit au travail d’arrache-pied, comme une fourmilière. Pour Cece, l’incident était clos. Pire il n’avait pas eu lieu. Cependant, je commençais à comprendre qu’on n’avait rien sans rien. Alors je revins à la charge quelques heures plus tard, pendant sa pause-déjeuner très exactement. « Pourquoi tu veux pas ? », demandai-je, butée. Cece me regarda intensément, ses cheveux de fausse-blonde tombant impeccablement sur ses épaules. Elle avait cessé d’ingurgiter sa salade césar. « Kitty, le monde ne tourne pas autour de toi. J’ai des contrats à honorer, des cérémonies où je dois me présenter. Je ne peux pas ressembler à une baudruche à la Cérémonie des Oscars, simplement pour te faire plaisir », conclut-elle, acerbe. J’écarquillai les yeux. « Mais pourtant, tu dis à tout le monde que tu adores les enfants et que tu en veux d’autres », protestai-je. « Je sais mentir », marmonna-t-elle. Comme je n’avais pas entendu, je lui demandai de répéter. Elle me fit un sourire et répéta plus fort tout haut. « Je dois me dépêcher de finir ». Elle se glissa hors de son tabouret, et tourna les talons, demandant à la cantonade dans un hurlement où était sa maquilleuse. Je n’étais peut-être qu’une gamine. Mais je commençai à entrevoir la véritable personnalité de Cece. Et sa phrase « je sais mentir », que j’avais parfaitement entendue, venait de se révéler plus que vraie.
La question ne revint jamais sur le tapis. Tout simplement parce que je ne voulais pas risquer de recevoir une nouvelle fois une réponse toute faite ou un haussement d’épaules évasifs. Mais pas seulement. C’était aussi parce que j’avais trouvé un frère de cœur. Mathis était le fils du réalisateur. Il venait deux fois par semaine sur le plateau ; le reste du temps, il travaillait avec son précepteur. Mathis avait un an de plus que moi, mais on s’entendait comme les deux doigts de la main. Quand il était là, on arrachait les pages de magazines de Cece, on remplaçait l’ombre à paupière par de la peinture, on versait de la colle dans les tubes de gloss. On jouait à cache-cache dans les décors, on s’amusait à faire les adultes. Moi la diva impossible, lui le réalisateur caractériel. J’étais Cece, il était son père. Ces quelques mois furent les plus heureux de ma vie. Et puis le tournage pris fin. Trop tôt sans aucun doute. Je dis au revoir à Mathis ; il rentra à Londres, je rentrai à New York. On promis de se voir souvent, de s’écrire, bref tout le toutim. Et puis ce fut tout.

« Je n’en reviens pas ! Tu vas vraiment jouer dans ce film ?! ». Les yeux de ma cousine Kerry brillaient d’excitation. Je souris. « Peut-être. Y’a encore le casting ». Elle poussa un nouveau hurlement. « Sans blague Kit’, tu es super-douée ! Et avec Cece, c’est dans la… » Les derniers mots se bloquèrent dans sa gorge lorsqu’elle rencontra mon regard, et elle se mordit les lèvres. « Ouais, ça ne peut que bien se passer ! », ajouta-t-elle, gênée. Je fis semblant de ne pas avoir entendu. J’étais trop contente pour laisser Cece me gâcher la vie. Je venais de décrocher une audition pour jouer une jeune fille qui virait junkie après la mort de sa sœur. Ce n’était pas le rôle de ma vie, mais c’était l’occasion ou jamais de me faire remarquer. Kerry contempla l’annonce rêveuse. « Tu vas être prise », décréta-t-elle. « Arrête, tu vas me porter la poisse ! », criai-je en lui balançant un coussin.
Il y avait un énorme avantage à être la fille de Cece : on ne vous faisait attendre nulle part, ni chez Bloomingdale’s, ni chez Starbucks. Il y avait toujours quelqu’un pour me reconnaître et, immédiatement, la rumeur se propageait. Les serveuses les plus sévères se fendaient d’un sourire, on vous disait bonjour avec des étoiles dans les yeux, et on prononçait votre nom avec dévotion. C’était grisant. N’allez pas croire que je le faisais exprès. Je ne me cachais pas, tout simplement. Si quelqu’un me reconnaissait, tant mieux. S’il n’y avait personne, tant pis. Je n’étais pas du genre à crier au monde entier « Vous ne savez pas qui je suis ?! », avec hystérie. Ca c’était le truc de Cece. Mais ça n’était arrivé qu’une seule fois, lors d’un tournage à Calcutta, et le type s’en était certainement souvenu depuis. Il devait même faire des cauchemars, le pauvre.
Cependant, malgré tous les avantages que comportait le fait d’avoir pour patronyme Ferguson (ou tout du moins de l’avoir pour pseudo), je ne fis rien pour accélérer le processus. C’est donc après plus de deux d’attente et près de trois quarts d’heure de retard que je me présentai devant l’équipe qui se chargeait du casting. Ils étaient quatre, trois hommes et une femme. Elle se leva, me jaugea du regard par-dessus ses lunettes à monture noire, et me tendit un script. « Tu vas répéter les phrases surlignées. Je vais te donner la réplique, mais tu devras te débrouiller par la suite. Vas-y au feeling », expliqua-t-elle. On me laissa quelques minutes pour lire le monologue.
« Et plus rien ne va maintenant, parce que… j’avais toujours cru que quoi qu’il arrive je pourrais fuir comme la dernière fois… et maintenant… maintenant ce truc me ronge de l’intérieur sans que je puisse le fuir… Tout avait un sens… Alors pourquoi plus rien…plus rien ne semble exister du jour au lendemain ? Je ne sais plus quoi penser, parce que… parce que tout arrive d’un coup et je ne voulais pas… je ne voulais pas revenir ici ! Je ne voulais revenir sous aucun prétexte… » De ma voix la plus émouvante, je débitais le texte avec le plus d’émotions possibles. La casteuse hocha la tête et je finis ma phrase. « Bien. Vous recevrez une convocation pour un deuxième entretien si vous êtes sélectionnée parmi les cinq meilleures ». En ressortant, je me demandai si j’avais été si bonne que ça. Sans doute pas. Bon sang, Kerry avait raison, j’aurai dû parler de Cece. Mettre ma fierté de côté et pour une fois assumer le fait que ma mère soit une star mondialement connue et admirée. Mais bon. Cece, elle n'était pas forcément facile à assumer.

Mais je n’ai pas été rappelée.

★ CHAPITRE 3 : Now


« Tu te rends compte de la position dans laquelle tu me mets ? », hurla Cece en agitant le journal. Sa voix suraigüe me faisait l’effet d’ultrasons. Je poussais un grognement en me massant les tempes., et ingurgitai une gorgée de mon café serré. « Arrête de crier…j’ai un mal de tête pas possible… », marmonnai-je. Cece jeta le journal sur le comptoir du bar, et il arriva pile sous mes yeux.

Une boîte de nuit contrainte de faire sortir par la force Kitty Ferguson pour comportement indécent Il semblerait en effet que Kitty Ferguson, unique fille de la star mondiale Cece Ferguson, multiplie les frasques en ce moment. Après avoir fait une apparition très remarquée aux MTV Awards en arrivant ivre à la cérémonie, c’est cette fois-ci la boîte de nuit de Midtown West, qui a dû exclure la demoiselle pour avoir eu un comportement indécent. Lequel comportement a consisté à monter sur une table et à entamer un strip-tease, avant que la sécurité ne soit contrainte de la faire sortir. Nous ne savons pas encore si le nightclub envisage de porter plainte pour trouble dans un lieu publique, mais la demoiselle place en tout cas sa mère dans une situation compliquée, alors même que le réalisateur Matthew Hopkins-Adraker doit décider dans les prochains jours si la reine d’Hollywood décrochera le rôle-titre dans son prochain blockbuster, prévu pour décembre 2013. Kitty Ferguson, seulement âgée de 18 ans, cherche-t-elle a attirer l’attention de la presse ? Il semblerait néanmoins qu’elle n’en ait pas besoin depuis la sortie du film dans laquelle elle s’est révélé être une actrice désastreuse. Visiblement, le talent de Cece n’est pas héréditaire ! ! La jeune Kristina, connue du monde entier sous le surnom Kitty, va sérieusement devoir remettre en question ses agissements : une source proche confirme la rumeur d’une grossesse pour la jeune fille. Si nos informations sont à jours, il est fort possible que cet enfant serait celui de Rick Evenstore, avec lequel elle a entretenu une relation pendant plusieurs mois jusqu’à son arrestation pour détention de produits illicites.