A la maternité de l'hôpital de Bordeaux, on avait rarement l'opportunité de voir naître deux jumeaux. Ginette, la sage-femme, se rappelait donc de cette journée du 26 mars 1989, comme si c'était hier. La vieille dame qui allait bientôt fêter ses soixante-dix ans, approchait de la retraite désormais. Elle s'était promis d'y partir dans deux mois, histoire de profiter, même si la vie allait être rude. Elle avait beau aimer son métier, pas question de mourir en exercice ! Ses petits-enfants ne le lui auraient jamais pardonné. Bien qu'âgée, elle avait encore toute sa tête ! Quand elle croisa Madame Ducret dans le couloir de la pédiatrie où l'un de ses nièces avait accouché quelques jours plus tôt, elle la reconnut d'entrée. Et ce fut intelligemment qu'elle en déduisit que ce charmant jeune homme à ses côtés n'était autre que son fils, Maxence, le seul garçon de la famille si sa mémoire était exacte. Un souvenir exquis, dont elle se souvenait dans les moindres détails. Son visage ridé se fendit d'un large sourire alors qu'elle s'approcha des deux individus. De sa voix chevrotante, elle clama :

- Michelle ! Quel plaisir de vous voir ici ! Cela faisait bien... vingt-quatre ans ! N'est-ce pas ? Vous me reconnaissez ?

La mère Ducret regarda son interlocutrice, surprise, en fronçant un peu les sourcils, signe qu'elle réfléchissait. La connaissait-elle ou la confondait-elle avec une autre. En tout cas, pas d'erreur sur son prénom. Elle lut Ginette sur le badge de sa blouse et aussitôt les souvenirs lui revinrent en tête. Oui, elle voyait bien qui c'était ! Son visage s'illumina. Elle lança un "Ginette" radieux et rayonnant, très énergique. Les deux femmes se firent la bise, sous les yeux d'un Maxence intrigué et quelque peu mis à l'écart, même après cet échange de banalités. Il n'osa pas s'immiscer dans la conversation mais lui aussi, il fit le calcul. 24 ans plus tôt, c'était le jour de sa naissance et de celle d'Elsa. Il ne mit pas longtemps à comprendre qu'il s'agissait de la sage-femme qui avait aidé sa mère à accoucher. Ginette se tourna vers lui et ouvrit ses bras :

- Mon Dieu quel homme ! C'est fou comme ils grandissent vite !

- Oh oui ! Je me demande bien de qui il tient d'ailleurs ! Même Gérard n'est pas aussi grand !

- C'est l'époque qui veut ça, vous savez ! Je vous l'avais dit que c'était un beau bébé ! Où est la petite Elsa ?

- Elle est à New York, elle n'a pas pu se libérer pour venir avec nous mais elle nous rejoindra très bientôt. Je lui dirais de vous passer un petit coucou. Elle aussi, elle a bien grandi ! Max, je te présente Ginette Pelettier. C'est la sage-femme qui vous a aidé à naître Elsa et toi.

Maxence lui lança un regard reconnaissant. Il commençait à se sentir bien seul dans son coin. Surtout que tout le chagrinait ici. Il détestait les hôpitaux même quand il s'agissait de rendre visite à quelqu'un... L'odeur l'incommodait, il ne pouvait s'y rendre seul, la présence de sa mère était rassurante. Il lui tendit la main mais elle le serra contre elle et l'embrassa. Il sourit. Il aimait bien la sincérité et l'authenticité surtout à la française ! Il attendit que l'étreinte soit terminé pour répondre :

- Enchanté, Madame.

- Oh !!! Quelle voix grave ! Un grand garçon que voilà ! Quand je pense à leurs cris ! Qui l'aurait cru ! 26 mars ! C'est le jour de votre naissance ! Je m'en souviendrais toute ma vie, enfin ce qu'il m'en reste ! Ha ha !

Maxence ne savait guère comment réagir à cette marque d'humour. Il se sentait un peu bête mais il sourit, par politesse. Il n'aimait pas vraiment qu'on parle de lui. Ginette et Michelle se mirent à rire, devant sa gêne manifeste. Son visage trahissait ses émotions. La sage-femme reprit :

- C'est votre sœur qui est née la première. Elle était plus basse. Elle a ouvert la voie. J'ai bien cru qu'elle allait rester bloquée, parce que vous étiez un sacré chenapan, vous poussiez derrière comme si vous étiez pressé de sortir vous aussi. Je n'ai même pas eu le temps de couper le cordon que vous avez pointé le bout de votre nez ! Un peu plus et vous tombiez par terre ! Vous étiez tellement drôle avec votre sœur ! Vous pleuriez à chaudes larmes et avec toute votre voix, en chœur. Dès que l'un de vous se calmait, l'autre aussi ! Rien ne vaut de tels moments dans une vie ! Vous verrez, bientôt, quand vous aurez un enfant ! Vous allez couper le cordon, maintenant c'est le papa qui le fait ! C'est un moment magique.

Couper le cordon ? Maxence pâlit... Il n'était pas pressé d'être père, alors ! Rien qu'à l'idée de ce qu'il pouvait advenir dans la salle, il manqua défaillir... Sa mère sentit son trouble et elle prit la parole à sa place, pour changer de sujet et lui ôter cette vision d'épouvante :

- C'est à dire que pour l'instant, il n'a pas encore trouvé la bonne personne...

A voix basse, elle ajouta :

- Il n'aime pas du tout les hôpitaux, ça le rend malade d'y être... J'ai du le convaincre de m'accompagner et le rassurer un peu, ne me le bousculez pas trop, Gigi...

- Oh ! Je suis confuse, je ne voulais pas faire d'impair ! C'est raté ! Ha ha ! En tout cas, vous êtes un gentil garçon, Maxence, votre maman peut-être fière de vous et je ne doute pas qu'elle peut aussi être fière d'Elsa ! Je vais devoir vous laisser. J'ai été ravie de vous revoir !   Ah les petits jumeaux de 89 ! Vous avez été les seuls à naître cette année là ! Embrassez bien la petite chouille de ma part, même si elle m'a surement oubliée ! Bonne journée à vous !

Ginette et Michelle se firent la bise, alors qu'elle serra la main à Maxence. Alors qu'elle s'éloignait dans le couloir, sa mère se tourna vers lui et le serra fortement en le décoiffant légèrement.

- C'était le plus beau jour de notre vie, à ton père et à moi...

- Quand je serais grand, je veux aller dans les étoiles et toucher le soleil ! Je t'en ramènerais un morceau rien que pour toi.

- Oh oui ! Mais c'est très chaud... tu devras prendre les gants de maman pour la cuisine.

Les deux enfants se mirent à rire aux éclats alors que leur mère les regarda tendrement. Maxence et Elsa n'avaient encore que six ans mais ils étaient particulièrement vifs d'esprit. Ils comprenaient beaucoup de choses, grâce notamment à l'éducation qu'ils avaient reçu. Leurs parents n'étaient pas de gens riches, ils étaient même plutôt modestes, mais ils avaient fait en sorte que pour eux, tout se passe bien. Ils leur apprirent de grands principes moraux comme la solidarité, la compassion, la curiosité, le respect et le sens de la famille. D'ailleurs, Michelle n'avait pas à s'inquiéter quant à Léa, sa petite dernière qui était âgée de trois ans. Les deux jumeaux s'en occupaient. Et ils se montraient particulièrement complices sur la question. En fait, ils jouaient à la maman et au papa. Les vacances scolaires apportaient leurs moments de complicité et de connivence. Même Gérard, leur père, était plus présent. Ils grandissaient et s'épanouissaient sans mal, tant dans leur entourage qu'à l'école où ils étaient entrés en classe de CP. Inséparable de sa jumelle, Max était sans aucun doute le véritable rayon de soleil. Il avait un comportement enjoué et il adorait rire, s'amuser, faire de petits farces gentilles. Et il transmettait cette attitude à sa sœur, à laquelle il apprenait d'ailleurs certains tours. Les parents Ducret leur trouvèrent des occupations, pour éviter que la situation n'en devienne intenable. Maxence eut le droit à des cours de piano, parce qu'il voulait en faire depuis qu'il avait vu un concert de musique de classique à la télévision. De sa démarche un peu titubante, Léa pointa alors le bout de son nez dans le salon. Les jumeaux partirent alors au quart de tour. Maxence fonça sur elle pour la prendre dans ses bras.

- J't'ai attrapée ! Prisonnière !

- Haan ! Un vilain voyou kidnappe mon bébé, au secours, au secours !

Elsa se précipita vers sa mère pour chercher de l'aide. Michelle se prêta alors au jeu et il s'ensuivit une course-poursuite à travers tout le salon. Le petit manège fut interrompu par l'arrivée de Gérard, leur père, qui posa sa mallette et salua tout le monde. A peine eut-il le temps de prononcer quelques mots qu'il se retrouva enlacé de toute part par sa famille. Chez les Ducret, on se témoignait les marques d'affection sans se gêner, c'était un principe et une obligation. Quand leurs parents s'embrassèrent, Maxence et Elsa firent une moue de dégoût et le jeune garçon lança, tout content :

- Chouette, chouette ! On va p't'être avoir un petit frère !!!

- Pfff ! N'importe quoi ! Une petite soeur ! Comme Léa ! Et pis les bébés ça s'fait pas comme ça ! C'est la cigogne qui vient.

- Mais non ! C'est quand le papa et la maman se font un bisou sur la bouche... Beurk !

Ils grimacèrent à nouveau devant le regard quelque peu gêné de leurs parents. Maxence prit Léa dans ses bras et les trois rejetons quittèrent le salon pour se rendre dans les chambres. Michelle et Gérard s'installèrent sur le canapé et discutèrent entre eux, de projets d'adultes. La mutation semblait se profiler et de concrétiser à mesure que les jours passaient. Cela enchantait le couple qui pour l'instant, n'en parlait pas aux enfants. Ils préféraient attendre d'avoir du concret. Un choix sage.

- Dis Papa, quand c´est qu´y passe, le marchand d´ cailloux ? J´en voudrais dans mes godasses, à la place des joujoux. Et p´t être que sur ta guitare, j´en jetterai aussi ! Si tu t´ sers de moi, trouillard, pour chanter tes conneries !

La musique se termina sur un dernier accord de guitare. Maxence était, comme son père, fan de Renaud. Outre Atlantique, personne ne le connaissait vraiment. Ici, c'était plutôt Elvis, Jackson, Eminem ou Whitney Houston, des icônes de la musique connues pour leurs voix et pour leurs carrières impressionantes. Depuis que la famille avait emmenagé ici, le jeune garçon de huit ans goûtait à la démesure de cette société. A vrai dire il ne vivait pas ce changement d'une mauvaise façon. Tout était différent, mais ça lui plaisait. La différence de culture était très sensible, surtout ici, à New York. Elsa et lui aimaient leurs nouveaux camarades de classe et s'il y avait bien une matière où ils excellaient c'était le français. A l'occasion de ce cours, leur professeur leur avait demandé de chanter une chanson en français. Maxence, qui était toujours partant pour amuser la galerie, avait alors entonné cette chanson de Renaud, qu'il connaissait par coeur. Il déclencha une hilarité générale alors que l'enseignante sembla médusée. Un instant, elle songea même à envoyer le jeune garçon dans le bureau du proviseur...

- Du calme, s'il vous plait !

Tout content de son effet, car tout le long de la chanson, il avait gesticulé et grimacé à certains endroits, Maxence fit un grand sourire à la jeune femme qui n'avait encore jamais vu ça. Cette petite bouille enjouée eut tôt fait de l'attendrir. Difficile cependant de reprendre la suite. Elle annonça donc une récréation improvisée, et demanda à Maxence de rester avec elle. Celui-ci se demanda pour quelle raison et ne put s'empêcher d'afficher une mine inquiète, en général c'était de mauvaise augure. La jeune femme perçut son trouble et elle lui dit :

- Ne t'inquiètes pas, je ne vais pas te punir. Mais la prochaine fois, choisis une chanson sans gros-mot, s'il te plait.

- Oui M'dame.

- Tu sais que tu as un véritable talent pour faire rire les autres ? L'école lance, tous les ans, un spectacle. Tu pourrais y jouer dedans, je suis sûre que tu te débrouillerais très bien. Et puis je regarde ton bulletin de notes, tu as de bons résultats partout ailleurs. C'est très bien, surtout en anglais, tu t'es bien adapté.

Max se sentit gêné par ces compliments. Il rougit. L'enseignante se mit alors à rire et lui ébouriffa les cheveux avec tendresse. Le jeune garçon répondit, avec humilité :

- Ma maman et mon papa m'aident beaucoup.

- Oh oui, je n'en doute pas ! Je vais faire un petit mot à tes parents, tu le leur donneras et tu me diras ce qu'ils en pensent. Tu pourras rentrer dans la petite troupe et participer au spectacle, ils cherchent des volontaires, d'accord ?

Maxence hocha et récupéra son cahier de texte pour qu'elle puisse écrire dessus. Mais au moment où elle allait le lui prendre, son élève le serra contre lui. Elle fut surprise mais il ne tarda pas à lui donner de plus amples explications sur son geste :

- Il faut qu'Elsa soit là, d'accord ?

De tous les enfants qu'elle avait à gérer, les Ducret étaient sa paire terrible, jamais séparés, toujours d'accord ou presque, complices... Ils étaient de faux jumeaux mais il était impossible de les séparer. Elle hocha la tête et perçut un mouvement sur le côté. Elsa attendait sur le pas de la porte. Quand elle se fit repérer, elle se cacha à la hâte dans le couloir et Max devint rouge comme une tomate. L'enseignante ne tarda pas à comprendre qu'ils étaient complices sur ce coup-là. Elle se contenta d'un sourire radieux et conciliant puis laissa le jeune garçon quitter la classe. Dans le couloir, les jumeaux se tapèrent sur la main en signe de victoire et commencèrent à s'imaginer tout un tas de scènes à jouer. Leurs éclats de rire résonnèrent dans la cour, alors qu'ils amusaient leurs camarades. Max semblait avoir de l'énergie à revendre. C'était un petit gars inépuisable.

- Alors au fait, cette sortie scolaire ? C'était comment ?

- Génial ! Il y avait une audience au tribunal ! Les juges m'ont fit rigoler, ils étaient en robe, comme les prêtres...

Maxence et son père se mirent à rire de concert. Il était vrai que la situation portait une pointe ridicule. Le jeune adolescent, qui approchait de la quinzaine s'amusait un peu de tout. Il avait bien grandi et il était également bien bâti. Sa voix muait ce qui le rendait aphone par moment. Ses joues étaient fardées d'un petit duvet sombre. Il ressemblait de plus en plus à son père, à la différence qu'il n'avait ni cravate, ni chemise. Adepte des matchs de baseball, ils s'y rendaient entre hommes alors que Michelle, Lea et Elsa faisaient une séance shopping. Ils venaient tout juste de trouver une place bien située quand on père avait entamé la conversation. Il y avait de la musique, une ambiance plutôt festive et un brouhaha incessant. Cela dit, ils s'entendaient bien. Maxence portait une casquette alors que son paternel lui, se contentait d'un béret. Ce couvre-chef leur rappelait qu'ils étaient français à la base. Il le portait non pas par nostalgie, mais davantage par habitude. Bien que ce fut difficile de s'intégrer dans leur quartier au tout début, les choses avaient évolué favorablement. Ils étaient désormais bien implantés et vivaient sans encombre sur le sol américain. Tout le monde parlait anglais, sans accent. Maxence utilisait celui-ci avec les filles uniquement pour les amuser et inconsciemment les séduire. Il ne pouvait pas vraiment expliquer pourquoi il agissait ainsi, sans doute une lubie d'ado. Il vivait plutôt bien sa puberté. Seul hic : son côté casse-cou qui, bien que léger, soit particulièrement anxiogène pour ses parents.

- Il parlait de quoi, ce procès ?

- En fait, c'était une jeune femme qui témoignait contre son mari pour des violences conjugales. Elle a été prise à parti par l'avocat adverse si brutalement qu'elle a craqué devant tout le monde. Son avocat à elle a demandé une suspension de la séance et il a réussi à convaincre les juges de reprendre une demie-heure plus tard.

- Le mari a été condamné j'espère ?

- Non... il était innocent. L'avocat de la défense a réussi à prouver qu'elle voyait un autre homme et que les blessures venaient de lui. Il la battait et elle avait peur, c'est ce qu'elle a dit pour expliquer son geste.

- Ah bon ?

- Oui. Mais tu sais, elle paraissait si sincère au début dans ce qu'elle racontait, elle s'est parjurée devant tout le monde. Elle ne savait plus où se mettre. Les juges ont décidé de la mettre sous protection. Son mari a expliqué qu'il ne souhaitait pas porter plainte contre elle pour diffamation mais qu'il allait divorcer. Le dossier était passionnant, tu sais ! Il y avait plein de rebondissements !

Gérard observa son fils avec une petite lueur dans le regard. Il le sentait inspiré, particulièrement ravi d'avoir assisté à ça. Son constat fut confirmé par ce que rajouta son fiston :

- J'ai trouvé ce que je voulais faire plus tard, papa. Je veux être avocat ! Je veux défendre les gens et faire éclater la vérité. Puis après, je deviendrais juge, j'appliquerais les lois, je rendrais les décisions pour punir les coupables. Et tu sais quoi ? Avant ma retraite, je me lancerais peut-être en politique ! T'auras intérêt à voter pour moi !

Ils se mirent à rire. Le paternel répliqua :

- Tout dépendra de ton programme politique, très cher !

- Oh le programme tu l'adoreras ! Je mettrais en place une obligation pour les radios de passer au moins cinq chansons de Renaud différentes. J'instaurerais des cours de blagues, que même les pépés comme toi pourront suivre pour combler leur lacunes ! Et puis, je demanderais à ce que le sourire soit un minimum dans la vie quotidienne !

A nouveau, ils partirent dans un fou rire. Gérard serra son fils contre lui et des acclamations s'élevèrent pour annoncer l'arriver des joueurs sur le terrain et le début du match. Père et fils se levèrent pour encourager les deux équipes. Ils n'avaient pas de préférence particulière, ils étaient là pour regarder un rencontre sportive, pour le plaisir des yeux.

La pluie battait le carreau depuis de très longues heures. Peu à peu le jour tombait. Dans la rue, il n'y avait pas un chat, pas le moindre rat non plus. Juste des flaques d'eau bouillonnantes sous l'impact des gouttes. Les nuages obscurcissaient le ciel, le masquant aux yeux des hommes avec une certaine obstination, peut-être même une jalousie. A part le bruit de l'eau qui s'écoulait, tout était silencieux, morne... même Maxence, ce qui constituait un fait rare. Allongé sur le lit de sa sœur, le regard perdu dans le ciel, il attendait. Son visage était dévasté. Pas un sourire, pas une lueur d'amusement dans ses yeux bleus, désormais rougis par les larmes. Il avait des cernes, il n'était pas rasé, il n'avait pas pris la peine de laver son visage pour enlever toute trace d'eau salée. Le jeune homme était inconsolable, terriblement anéanti. Il n'avait jamais été très dur, très robuste sur la question des sentiments. Les mots et gestes blessants le heurtaient de plein fouet, ça lui faisait extrêmement mal.

Cela faisait une semaine qu'Elsa était partie. Au début, ils pensaient tous à une fugue, puis la vérité les avait heurtés violemment. Celui qui souffrait le plus de la connaître, c'était Max, car entre lui et sa sœur adorée, il y avait autre chose que de la bonne humeur. Le cœur en sang, l'âme en lambeaux, le jeune homme n'arrivait plus à supporter sa solitude. Léa se sentait malheureuse de le voir dans cet état. Ses parents aussi... tous voulaient qu'elle revienne mais Elsa en avait décidé autrement. Fauchée par son petit ami, Tyler, elle avait tiré une croix sur eux et vivait maintenant une vie de débauche, droguée... ivre... en proie à tous les dangers. Maxence n'arrivait pas à exprimer sa douleur, il s'en voulait d'être impuissant. Mais il n'avait guère trop le choix... malheureusement.

- Maman dit que le repas est prêt...

- Je n'ai pas faim...

Trois jours qu'il ne mangeait plus, que l'inquiétude le rongeait de l'intérieur. Ces vacances de Noël étaient pourries. Ils avaient décoré le sapin juste pour faire plaisir à Léa. La jeune adolescente observa son frère et vint se placer à côté de lui sur le lit pour le serrer fort. Elle parla avec son coeur :

- J'ai besoin de toi, Max... Elsa est partie, je n'ai plus que toi...

- Je sais petite sœur... je sais...

Il y eut de longues minutes de silence. Maxence embrassa Léa sur le front sans dire un mot. Au bout de quelques instants seulement il reprit la parole, les larmes coulant sur sa joue :

- Elle est partie sans rien me dire... comme si je n'existais pas... Elle me manque... affreusement... J'ai peur pour elle... je veux qu'elle nous revienne...

- Elle reviendra, tôt ou tard... Elle a fait un choix, tu dois lui laisser le temps et continuer. Il le faut, Max... viens manger, fais-le pour papa, maman et moi...

Maxence s'essuya les yeux d'un revers de manche et hocha la tête. Léa se leva du lit et il en fit de même. Frère et sœur sortirent de la chambre pour se diriger vers le salon. Malgré le contexte, leurs parents furent ravis et soulagés. Le jeune homme souhaita de tout son cœur qu'il n'arrive rien à sa jumelle et surtout qu'elle lui revienne vite. Un vœu difficilement réalisable... pour l'instant.

La vie de Maxence était suspendue à un fil de pêche, un fil qui menaçait de céder à tout instant. L'accident avait été terrible. Le jeune homme était sur le siège passager dans la voiture d'un ami. Ils discutaient de leurs études, le cœur un peu léger. Tous deux rêvaient d'être avocats et ils s'en donnaient les moyens. Ils apprenaient en permanence, ils révisaient intensément. Rick était un excellent ami et sa présence avait été particulièrement utile au jeune homme. A deux, ils révolutionnaient aussi les rangs sur les bancs de l'Université de Columbia, dans la faculté de droit, une des cinq plus prestigieuses du monde. Et ils se donnaient à fond, à tel point que nombre de leurs professeurs plaçaient beaucoup d'espoir en eux. Alors qu'ils revenaient du Starbucks, à la nuit tombante, un chauffard grilla le feu rouge sur leur droite. Il percuta la voiture à 80 km/h. Max perdit connaissance sous le choc et sombra dans le coma. Il fut conduit à l'hôpital le plus proche en urgence, avec Rick. Ce dernier succomba à ses blessures dans la nuit alors que la famille Ducret veillait Maxence avec une énorme appréhension.

Alors qu'il gisait sur le lit, avec l'assistance respiratoire, l'esprit de Max se mit en léger éveil. Sa vie repassa doucement sous ses yeux, comme au cinéma. Et une scène lui revint en tête. L'hiver avait fait largement descendre les températures. Il claquait des dents, il s'inquiétait. Elsa avait disparu depuis trop longtemps... cette fois, il ne voulait pas l'abandonner. A force d'arpenter les rues, il la trouva sur un trottoir, effondrée à même le sol, droguée jusqu'aux yeux. La vision de sa sœur dans cet état lui fit encore plus mal que les moments de solitude. Il ne pouvait accepter qu'elle se tue la santé de façon aussi méthodique et stupide. Il se jura de l'aider à s'en sortir. Mais d'abord, il devait la ramener au bercail. Il appela un taxi et malgré ses protestations il la ramena chez leurs parents. Ce soir là, sa décision fut prise. Une décision qui conduisit Max à se servir de ses économies pour lui payer une cure de désintoxication dont elle sortit clean... du moins le croyait-il.

L'électrocardiogramme se mit à biper affolant les membres de la familles, tous présents. Les infirmières accoururent. Max ouvrit les yeux. Il ne prit pas conscience de suite qu'il était à l'hôpital. En même temps que la conscience la douleur se manifesta. Elle l'élançait dans le crâne et sur le côté droit. Il sentait son bras et sa jambe alourdies par quelque chose. Il manqua s'étouffer quand on lui retira le tuyau de la bouche pour qu'il respire. Le médecin arriva, blouse ouverte. On sentait qu'il avait passé une journée difficile. Les Ducret retinrent leur souffle... ils allaient savoir si Max gardait des séquelles ou pas de l'accident. Quand le jeune homme vit le toubib, il ouvrit de grands yeux et essaya de bouger la tête sans succès. Un stylo passa dans son champ de vision, il le suivit, en panique totale à l'idée de se trouver dans un hôpital :

- Calmez-vous... Comment vous vous appelez ?

Un silence pesant tomba. La voix faible et enrouée, le jeune homme parvint à articuler :

- Maxence...

Soulagement général... Michelle fondit en larmes. L'examen se poursuivit pendant de longues minutes, Max essayait de se souvenir de ce qu'il s'était passé. Il y parvint laborieusement parce qu'il était encore un peu groggy. Le visage de Rick lui vint en tête mais il se sentait trop fatigué pour poser les questions. Le docteur se redessa et lui dit :

- Vous êtes un miraculé, Monsieur Ducret... vous vous en sortez avec une commotion cérébrale, quelques fractures et des hématomes. Vous avez eu de la chance... Vous allez rester ici quelques jours pour vous requinquer.

Max cligna des yeux. Il voulait sortir, mais il savait bien que dans cet état c'était impossible. Après que le médecin soit sorti, les membres de sa famille se placèrent autour du lit. Ses yeux se posèrent successivement sur chacun d'entre eux. Ils avaient l'air épuisés, inquiets. Maxence puisa dans ses ressources pour sortir une petite blague :

- Hey ! Faites comme moi... piquez un petit somme, vous verrez c'est reposant.

Cela déclencha des sourires et une longue conversation s'engagea, sur ce qu'il s'était passé. On évita de parler de Rick mais Max ne tarda pas à comprendre qu'il était mort. Ses parents changèrent de sujet, et Léa et Elsa s'occupèrent de lui raconter toutes les péripéties de leurs vies. Rien de tel que la famille pour repartir...