1984 — 1990. Famille recomposée.

Son regard passa de sa mère à son père, puis de son père à sa mère, et ainsi de suite pendant une bonne vingtaine de minutes. Ca ressemblait tellement à une mise en scène théâtrale qu'il en aurait mangé une glace tout en les regardant se renvoyer la faute. Le problème avec ses parents, c'était qu'à la longue, toutes les disputes se ressemblaient, tout les problèmes étaient du même acabit mais ça finissait toujours par se résoudre. Du moins, c'est ce qu'il se passait en général. Il en était moins sûr tout à coup, parce que ça avait quand même l'air de prendre des proportions jamais vues. Alwyn réfléchit, aussi vite qu'un gamin de onze ans pouvait le faire, et lèva un doigt comme à l'école pour essayer de prendre la parole mais personne l'écoutait. Il lèva la main plus haut mais celle de sa mère se planta devant son nez, à l'en faire loucher, pour lui faire comprendre de rester en dehors de ça. « C'est tu te sens si mal ici, t'as qu'à t'en aller! On a pas besoin de toi ! » celle-là, c'était la première fois qu'il l'entendait et, sans même saisir ce que ça voulait vraiment dire, il se redressa sur sa chaise, presque accroupit dessus. « Tu sais quoi, t'as raison, j'me casse ! » Le drame. Le monde qui s'effondre. Ou juste la chaise. Penché en avant, tremblant comme un dément, le gamin renversa son support qui s'étala sur lui, à plat ventre. C'était peine perdue, ils avaient déjà quitté la pièce pour s'engueuler à l'étage en jetant des fringues par-dessus la rambarde de l'escalier. Il se frotta le dos en grimaçant, une larme à l'oeil et le nez en l'air pour regarder des slips voler, des chemises planer. Ca n'aurait pas été ses parents au-dessus, il aurait trouvé ça foutrement beau. Ou drôle. Des portes claquèrent puis le silence. Il avait tellement pris l'habitude de les entendre beugler qu'il ne savait même plus s'il devait pleurer, crier, courir après son père ou juste rester planté là, avec le dos en compote et une chaussette sur le nez. Alors il s'assit sur la dernière marche de l'escalier, les coudes sur les genoux, le menton entre les mains et il attendit. Quand sa mère revint, elle avait les yeux rouges des femmes qui pleuraient en cachette, et le sourire de celle qui se donnait du courage. Mon dieu ce qu'il l'aimait cette femme. « Mon chéri, j'espère que tu sais que ce n'est pas de ta faute tout ça, » elle lui caressa les cheveux avec un air absent, peu convaincue de ce qu'elle racontait mais il la crut. « Que dirais-tu d'un plateau de cookies devant la télé ? » Et l'affaire était déjà oubliée. Du moins pour l'instant.

Les années passèrent et les hommes aussi, obligeant Alwyn à tenir un compte-rendu du nombre d'amants mais aussi du temps qu'ils restaient avec eux. Jamais plus d'une ou deux semaines, parfois quelques jours. Devenir un adolescent en ayant à s'occuper à la fois de ses problèmes et de ceux de sa mère ne fut pas chose aisée, quant bien même ses amis lui apportaient soutien et humour. Son père ? Il ne l'avait désormais plus que sous la forme de carte à Noël et aux anniversaire et, parfois, comme visage sur l'ordinateur pendant des appels webcam. Si la situation le mettait mal à l'aise, il dut s'y faire quand le juge, après le procès, laissa le choix à Alwyn d'aller vivre définitivement avec l'un ou l'autre. Il choisit sa mère. Après tout, elle était la femme de sa vie.

Ce ne fut que la cinquième année qu'un homme commença à se faire une place dans le duo. Un canadien qu'elle avait trouvé au bureau et qui n'avait cessé de la draguer avant qu'elle ne craque - du moins c'était sa version et l'autre n'était pas du tout d'accord avec celle-ci. Al' ne s'en plaignait pas et il le fit encore moins quand l'amant de sa mère vint s'installer sous leur toit, trainant sa propre fille dans ses bagages. Elle avait deux ans de moins que l'adolescent mais, dès le premier regard, une certaine complicité prit place. Lui qui avait toujours regretté d'être fils unique se voyait désormais placé au rang de frère aîné; un rôle qu'il accepta avec grand plaisir. Et elle le lui renvoya bien. Ils se marièrent en février 1990, Alwyn en témoin de son beau-père et sa belle-soeur en demoiselle d'honneur. Et il ne fut jamais plus épanoui que dans ce petit cocon.

1994 — 2004. Marie-Louise.

« Allez, encore un et la tournée est finie ! » Ils étaient quatre, ou cinq mais en avait perdu un en route, alors qu'ils se tenaient par les épaules en entrant dans le dernier bar de la soirée. Alwyn fêtait ses vingt ans et ses copains avaient eu la bonne idée de boire deux bières dans vingt bars choisit au hasard. Ils n'avaient pas l'âge mais un ami d'un ami - enfin vous connaissez la phrase - leur avait fait de faux papiers d'une qualité inestimable. Le dernier bar, d'un genre jazzie, fut l'endroit le plus incroyable aux yeux d'Alwyn et à bonne raison.
Elle était sur scène, ses mains fines sur le micro, les yeux clos fardés d'un joli mauve. Ses cheveux tirés en un chignon permettait une meilleure observation de son visage sur lequel il buta. Ses lèvres maquillée d'un rouge aussi délicat que la robe qui épousait ses formes, sa peau foncée qui paraissait pailletée sous l'effet des projecteurs; elle était magnifique. Il était subjugué. Après une bière, et quand la chanson qu'elle chantait fini, il lui fallut bien dix minutes avant de réussir à l'approcher - principalement parce que ses pieds s'emmêlaient dans le chemin à suivre. A côté de la scène, elle rangeait ses affaires et quand elle se tourna vers ce grand gamin, échevelé, elle ne parvint pas à retenir un léger rire. « Je peux t'aider mon chéri ? » et sa voix lui sembla encore plus délicieuse que quand elle chantait, ce qui lui fit perdre ses moyens et il toussa dans son poing avant de se redresser de toute sa taille… Avant de se ratatiner en baragouinant avec d'intenses rougeurs sur les joues, « je vous aime, épousez moi. » Il s'était attendu à une gifle ou simplement un haussement d'épaule, réalisant lui-même ce qu'il venait de balancer, mais elle se contenta de le dévisager en souriant avant de poser une main sur sa joue. « Invite moi d'abord à prendre un café, puis quand tu auras l'âge légal, invite moi à boire un verre puis un restaurant peut être… On verra ensuite pour le mariage, » et au clin d'oeil qu'elle lui envoya il sombra. C'était l'amour de sa vie, il en était persuadée.

Ce ne fut qu'une question de semaines, le temps de passer quelques examens à l'université où il était, pour avoir le temps libre nécessaire afin de l'inviter à ce fameux café. Fasciné qu'il était, il l'écoutait avec une attention dont ses professeurs auraient facilement pu s'offusquer. Elle avait vingt-cinq ans, venait de Nouvelle-Orleans, rêvait de devenir chanteuse de jazz. Elle avait trois frères et un soeur, était la plus jeune, aimait la praline et adorait les sourires idiots d'Alwyn quand elle parlait d'elle. Lui arquaient les sourcils quand elle parlait du bayou, des rires d'enfants lors des grands repas de famille. L'écart d'âge, tout comme la couleur - la grand-mère d'Al' était assez conservatrice - ne furent jamais de problèmes.
Ils se contentèrent de cafés, de sorties dans central park et dans les musées, de câlin à l'abris des regards dans l'appartement minuscule qu'elle louait au-dessus du bar, pendant un an. Jusqu'à ce qu'elle apparente à Alwyn, le jour de ses vingt-et-un ans, qu'elle était enceinte.
Il voulut abandonner ses études pour trouver un emploi mais elle l'en empêcha, menaçant de le quitter s'il osait le faire. Il resta donc à l'université, parvenant à vivre avec l'emploi de Marie-Louise, l'argent que son beau-père lui prêtait et celui de sa mère - qui lui en donnait plus que de raisons, trop heureuse de devenir grand-mère.

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Eduardo M. Gil a écrit:

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