Rome, Italie, 23 décembre 1998 — Debout près de la fenêtre, Giomo Ferrare observait la pluie battante qui éclaboussait les carreaux. Les taxis filaient dans la rue serpentant sous les fenêtres de l’appartement, et l’air plombé de décembre offrait une vision en noir et blanc de la capitale italienne. Cette année il n’allait pas neiger pour Noël, le trentenaire le pressentait. Il entendit la porte s’ouvrir derrière lui, mais il ne bougea pas. « Giomo, Lila et Micah sont rentrés de l’école. Ils ont posé pleins de questions sur Noël et la fête que vous alliez organiser «, finit par dire doucement Monica en refermant précautionneusement la porte derrière elle. Le silence reprit ses droits dès qu’elle eut fermé la bouche, et un sentiment de gêne enveloppa la jeune femme. « Ils… Ils ont aussi demandé quand elle rentrerait », murmura-t-elle finalement. « C’est bien. Laisse-les poser des questions », déclara Giomo d’une voix rauque. Monica, qui s’était approchée du bureau qui la séparait de Giomo, soupira doucement. Elle s’interdisait de songer à ce que d’autres personnes auraient pu penser de sa présence dans la grande maison endeuillée ; ça ne faisait que trop lui rappeler combien elle se sentait coupable de tout ce qui arrivait, même lorsque Giomo lui répétait que rien n’était de sa faute. « Ils ne sont plus aussi petits que tu le penses. Ils vont comprendre tous seuls, Gio. Tu ne vas pas leur mentir indéfiniment, ce n’est vivable ni pour eux ni pour toi ». « Je ne veux pas leur gâcher le dernier Noël qu’ils passeront dans la joie et la bonne humeur ». « Mais ça va faire six semaines Giomo, six semaines ! Ils doivent déjà le ressentir au fond de leur petit cœur. Tu dois le leur dire », tenta Monica. Giomo eut un pâle sourire en se retournant vers celle qu’il n’avait cessé d’aimer depuis près de huit ans. « Et pour toi, Monica ? Est-ce que ce sera vivable pour toi quand ils sauront ? ». La jeune femme ne répondit pas et baissa les yeux sur le bois ouvragé du bureau. « Ils passent avant moi, ce sont tes enfants, répondit-elle. Je ne veux pas qu’ils me voient comme l’intruse. Les enfants sont si durs quand ils sont blessés ». « Ils s’y feront. A ta présence comme au reste. C’est tout ce que je leur demande », soupira Giomo à son tour, glissant les mains dans les poches de son pantalon de costume. « Je ne peux pas Gio. Je ne peux pas prendre sa place comme ça, au pied levé », s’insurgea Monica, sa voix demeurant tout de même basse, là où d’ordinaire elle se serait amplifiée. Elle n’était pas d’humeur aux grandes colères. Ce n’était pas le moment, tout simplement. « J’aimerai que quelqu’un soit là pour les aimer à ma place si moi aussi ça m’arrivait », déclara Giomo. Monica détourna les yeux. « Tout le monde n’est pas comme ça Gio… », tenta-t-elle. Elle marqua une pause avant de reprendre. « Ils ne verront pas tout l’amour que je pourrais avoir pour eux lorsqu’ils comprendront. Ils verront l’intruse, toujours ». Giomo fit quelques pas vers la jeune femme. « Ils te verront telle que tu es : une personne merveilleuse et pleine de tendresse », répondit-il en effleurant sa joue. Il y eut un regard entre eux ; ce n’était plus le regard enflammé et passionné qu’ils avaient autrefois. C’était le simple regard de deux personnes à qui la vie en avait montré plus que de raison et qui s’autorisaient à baisser la garde. C’était un regard tendre et désespéré à la fois, le regard qui avait mûri après les épreuves. Monica se laissa aller contre l’épaule de Giomo, tandis qu’il caressait les boucles blondes de la jeune femme, le regard perdu au loin. A l’étage du dessus, deux enfants de six et quatre ans jouaient dans l’insouciance la plus totale, loin, très loin d’imaginer que quelques mètres plus bas, leur père tentait désespérément de rassembler suffisamment de courage pour leur annoncer que leur mère ne reviendrait jamais de son voyage en Angleterre, pour lequel elle s’était embarquée sept semaines plus tôt.

New York, USA, 12 octobre 2002 — « Micah, mon trésor, ne joue pas avec ton assiette, tu vas tout renverser », prévint Monica en soulevant deux assiettes derrière le comptoir laqué de la cuisine qui divisait la pièce en deux. Le garçon de huit ans lui lança un regard noir, et qui donna à Monica le sentiment d’être la pire personne du monde ; ce regard-là était fréquent chez le gamin, mais elle n’arrivait jamais à faire taire la petite voix dans sa tête qui lui disait qu’elle n’avait rien à faire ici. Ce qui semblait être de toute évidence le but recherché. « T’es pas ma maman », rétorqua sauvagement l’enfant en boudant derrière son assiette encore à demi-pleine. Lila et Nola échangèrent un regard affligé mais ne dirent rien, ce qui étaient surprenant tant pour l’une que pour l’autre. Si quelqu’un d’extérieur à la famille avait pu voir les quatre personnes rassemblées à ce moment dans la cuisine, il aurait sûrement pensé avec la plus belle naïveté du monde que c’était là le portrait d’une charmante famille. Tout au plus aurait-il pu soulever la question de la jeune femme brune qui souriait dans son cadre photo, posé sur un guéridon près de la fenêtre, si bien évidemment il l’avait vu. Or cela faisait à peine un an que Monica était devenue la nouvelle Mme Ferrare, et elle parvenait tout juste à écrire son nom d’épouse sur les papiers officiels tant elle avait l’horrible impression d’avoir volé la place de quelqu’un d’autre. Une place que, de surcroit, elle ne méritait pas, comme ne cessait de le lui rappeler le petit dernier de la famille, Michelangelo, affectueusement surnommé Micah par les siens. « Micah », gronda Lila en fronçant les sourcils. Son frère lui décocha un regard rogue mais n’ajouta rien, et planta rageusement sa fourchette dans le contenu de son assiette. Monica soupira en regagnant le comptoir. Les repas se déroulaient à peu près bien lorsque Giomo était présent ; mais il n’était jamais là bien souvent, au grand dam de sa femme et de ses filles. Nola n’était peut-être pas sa fille biologique, mais Giomo l’avait accueillie dans sa famille tout comme Monica s’efforçait d’être une bonne mère pour les enfants de son mari. Et si Lila avait fort bien accepté la présence d’une belle-mère dans la famille, son petit frère n’admettait toujours pas, même après quatre longues années, que Monica existât, tant dans son propre univers que dans celui de son père ou de sa sœur. C’était au fond légitime, se disait-elle pour se consoler.

New York, USA, 12 avril 2009 —  « Qu’est-ce que tu croyais, sérieusement ? » « Je croyais que ce serait sympa » « Sympa ? T’as vu les types avec lesquels vous traînez, toi et tes copines ? » Le reproche dans la voix de Nola ne cessait de culpabiliser Lila, qui fixait le siège du chauffeur devant elle avec gêne. Elle s’en voulait d’avoir obligé sa demi-sœur à intervenir. Laquelle aurait tout aussi bien pu refuser, se dit l’adolescente avec reconnaissance. « Je suis désolée Nola », gémit Lila, sincèrement navrée de l’incident. Sa sœur aînée soupira longuement. « Je m’en contrefiche que tu sois désolée. Tu as merdé, Lila. Vraiment », rétorqua-t-elle en la fixant d’un œil sévère. Il y eut un lourd silence dans l’habitacle pendant lequel on n’entendit plus que le hululement lointain de la radio, qui dépassait à peine le vrombissement du moteur du taxi. Boudeuse, Nola regardait obstinément droit devant elle, mains serrées sur ses genoux. « Et c’était qui ce type qui te collait comme de la glue ? », finit-elle par demander froidement. Lila rougit involontairement ; son cœur s’emballa plus qu’elle ne l’aurait voulu, et elle ne put retenir un frémissement guère discret. Frémissement que sa sœur aînée intercepta. « Un ami » « Un simple ami ? vraiment ? » « Oui. Un ami », assura Lila en tentant de maîtriser les élans de son rythme cardiaque désordonné. Nola roula des yeux. « Je croyais que nous étions plus proches que ça, répliqua-t-elle, blessée. Tu me prends pour une idiote ? » « Bon, il s’appelle Jared »,soupira Lila. « Et vous sortez ensemble ? », s’enquit Nola. Lila réfléchit un moment en silence. Sa relation avec Jared était compliquée, incertaine, nébuleuse. Comme la plupart des relations adolescentes, sans doute. « Plus ou moins. Je ne sais pas quoi penser de lui et je ne sais pas ce qu’il pense de moi. On s’entend bien, il y a… une sorte d’alchimie entre nous, tu vois ? Mais j’imagine qu’officiellement non, on ne sort pas ensemble », déclara Lila, pensive. Nola médita une minute la déclaration de sa demi-sœur avant de soupirer. « S’il-te-plaît, ne dis rien à papa et maman », supplia Lila. « Tu penses, une gamine de dix-sept ans qui a une vie nocturne très active, un copain et que sais-je encore, ses parents n’ont aucun besoin de le savoir », ironisa Nola en roulant des yeux. Le silence reprit ses droits dans le taxi, qui avançait au ralenti dans la circulation troublée de New York. Blottie contre la portière gauche, Lila sentait la fatigue due à sa nuit blanche l’envahir. Nola posa son regard sur sa demi-sœur. « Dors, je te réveille quand on arrive », soupira-t-elle. « T’es géniale comme sœur », bâilla Lila d’une voix engourdie. Nola roula à nouveau des yeux et ébaucha un sourire en coin. « Ne rêve pas, le réveil se fera à coups de sac-à-main », menaça-t-elle.

New York, USA, mars 2010 — Ses yeux bleus fixant le plafond, engourdie de sommeil et de bonheur, Lila se disait qu’en cet instant précis, elle se sentait plus heureuse que jamais. C’était une sorte de bonheur complet, un état de plénitude. Elle se sentait béate, un peu niaise peut-être, mais heureuse. Et c’était peut-être ça qui lui importait le plus dans l’immédiat. Il y eut un frémissement près d’elle, et lorsqu’elle tourna son visage vers l’autre côté du lit, elle rencontra le regard à demi-endormi de celui qui faisait battre son  cœur. « Salut toi », sourit-elle. Un doux sourire se mit à flotter sur les lèvres de Jared. « Salut toi », répondit-il doucement. Lila se blottit dans ses bras tandis qu’il déposait un baiser sur son front. Elle en perdait le notion du temps, de l’avoir près d’elle. C’était comme d’être perpétuellement sous l’effet d’une drogue en sa présence ; c’était grisant, épatant. C’était autant de sentiments qu’elle n’avait encore jamais appréhendés, du haut de ses dix-huit petites années, mais qu’elle commençait à apprivoiser, vaille que vaille. Jared fit courir ses doigts sur la peau douce de l’épaule nue de sa petite amie. « Tu sais, je pensais qu… » Lila ne finit pas sa phrase, car elle tourna vivement la tête en entendant la clenche de sa chambre tourner. Tout se passa en une fraction de seconde : Nola pénétra dans la chambre et Lila éjecta Jared du lit. « Lila ! », s’exclama Nola. « Nola », gémit Lila. « Lila », tempêta Jared. Nola décocha un regard furieux à sa cadette, et lui intima d’un geste de la main de ramener ses petites fesses à l’extérieur de la chambre. En enfilant maladroitement un tee-shirt de pyjama lui arrivant quasiment aux genoux, Lila suivit son aînée et referma la porte derrière elle. « Veux-tu bien daigner m’expliquer ce que ce type fiche ici ? », s’écria Nola en pointant le doigt sur la porte. « Pas si fort ! », gémit Lila dans un chuchotement. « Micah dort, pas la peine qu’il vienne fourrer ses pattes ici », chuchota-t-elle. « Lila, les parents sont absents et je dois te garder à l’œil et en vie ! Je crois qu’inviter un type dans ta chambre la nuit ne fait pas partie de tes attributions », tempêta Nola un ton plus bas après une seconde de réflexion. « Et puis c’est qui, ce type, d’abord ? », ajouta-t-elle encore. Lila déglutit et rougit. « C’est… C’est Jared », admit-elle en fixant le sol. Il y eut une seconde de silence pendant lequel Nola sembla réfléchir, puis elle soupira longuement. « Visiblement vous en savez plus sur votre relation que la dernière fois », ironisa-t-elle. Lila haussa les épaules. « Dis rien aux parents, je t’en prie », supplia Lila en trépignant littéralement. Nola roula des yeux. « Comme d’habitude », soupira-t-elle encore.

New York, USA, novembre 2011 — Lorsque Jared pénétra dans la chambre, il ne s’attendait pas à découvrir le même spectacle qu’il avait quitté près de quatre heures auparavant. Et pourtant, ce fut bien le cas. Emmitouflée dans un sweat shirt et sous sa couette jaune vive, Lila continuait de zapper de chaîne en chaîne, les yeux rouges et gonflés de larmes. « Lila », murmura-t-il doucement en refermant la porte de la chambre. Pour toute réponse, l’intéressée se moucha et réajusta son sweat, fixant l’écran. « Il annonce de la neige pour la fin du mois », marmotta Lila d’une voix enrouée. « Lila, il faut que tu recommences à vivre, tu ne peux pas indéfiniment rester dans cette chambre », soupira Jared en s’asseyant près d’elle sur le bord du lit. « Tu ne peux pas comprendre », répliqua Lila presque férocement. Jared mit le bref sentiment de condescendance qui émanait d’elle sur le compte de son chagrin, et ne s’en formalisa guère. Cela n’aurait servi à rien de s’en vexer, les faits étaient là et ils avaient meurtris le jeune couple. « Tu n’as que dix-neuf ans, mon cœur. Tu ne peux pas laisser ça empoisonner toute ta vie », reprit Jared après un silence. « Tu préfères que je fasse comme s’il n’avait jamais existé ? Que je l’oublie ? », se hérissa Lila. « Je ne te demande pas ça, je te demande d’avancer », répliqua Jared. « Comment veux-tu que j’avance, tout est là pour me rappeler qu’il ne viendra jamais au monde, tout », s’écria Lila, la rage au cœur et les larmes aux yeux. Et c’était vrai. Le regard gêné de Nola, celui, attristé mais qui ne pouvait se défendre d’une trace de soulagement, de Monica. Le landau et le lit à barreaux encore emballés qui se trouvaient dans le placard du premier étage du duplexe de New York. « Bientôt les gens oublieront que tu as perdu un bébé », murmura Jared. Quelque chose dans le cœur de Lila se  serra fort, si fort qu’elle sentit une douleur réelle et assassine l’envahir. « Ils passeront à autre chose, eux. Ils se diront que tu es une fille infernale, qui passe son temps à regretter quelque chose dont ils ne se souviendront plus », reprit-il. Lila fixa de nouveau son regard sur la télévision muette. Elle savait qu’il avait raison. Mais se résoudre à avancer c’était perdre la seule chose qui restait de ce petit être qui n’avait pas vécu. C’était comme le trahir. « Je ne veux pas l’oublier », répéta Lila tandis que sa voix se brisait. Jared leva la tête et croisa son regard. « Personne ne te demande de l’oublier. Juste d’avancer », murmura doucement Jared en la serrant contre elle. Lila émit un petit reniflement et se laissa aller tout contre lui. Six mois, une poignée de grammes, et même pas de prénom. Voilà la seule chose qui resterait à jamais de l’enfant que Jared et Lila avaient décidé de garder malgré tout, malgré leur jeune âge et malgré l’opinion de sa famille. Pourtant elle savait que Jared avait raison. Les choses reprendraient leur cours lorsque les gens finiraient par oublier. Et que ce passerait-il alors, si elle était la seule à ne pas avoir avancé ?

New York, USA, août 2012 — «Allô allô ? » «Lila, ma puce comment tu vas ? », ne put s’empêcher de s’écrier Nola dès que le visage de sa cadette était apparu à l’écran de son ordinateur. La résolution de Skype n’était peut-être pas la meilleure du monde, mais elle ferait l’affaire. C’était si bon de la revoir, se dit Nola avec affection. «Ca va génial. Avec Micah et Wesley on est parti en excursion à Milan. Tante Chandra nous a chaperonnés mais on a même réussi à la dérider », sourit Lila derrière l’écran. Nola éclata de rire en imaginant son frère et sa sœur, accompagnés de leur turbulent cousin, trainer leur pauvre tante dans les rues milanaises. «Maman demande si tu rentres bientôt », s’enquit Nola en se souvenant de la question de leur mère, un peu plus tôt dans la matinée. Lila haussa les épaules. «Tante Chandra nous a proposé de rester une semaine de plus. Micah veut rester, la semaine prochaine Tatia et Jonah passent pour l’anniversaire de Wes, il veut à tout prix les revoir », admit Lila. Nola sourit. Elle était déçue de devoir attendre encore plusieurs jours pour serrer sa petite sœur dans ses bras, mais elle rayonnait tellement là où elle se trouvait que Nola ne pouvait lui en vouloir. Après la fausse-couche de Lila, tout s’était passé très vite ; il y avait eu des disputes au sein du jeune couple, encore et encore, jusqu’à ce que Jared cesse définitivement de fréquenter les murs du duplexe new-yorkais. Monica avait soumis à Giomo l’idée qu’elle devait s’aérer, ne serait-ce que pour les vacances d’été. Lila avait accueillis la nouvelle avec indifférence, sans plus se rebeller, mais elle avait rapidement retrouvé le sourire et sa pleine forme au contact des membres de sa famille. «J’ai hâte de te revoir en tout cas », sourit Nola.

Emilia C. Hepburn a écrit:

Excellent choix d'avavatar; D'ailleurs, ça me perturbe énormément mais c'est Zoe Sugg, pas Zoella Sugg. :snef:Je sais c'est psychoter sur des détails mais damn qu'est-ce que ça me titille.

Re-bienvenue avec ce nouveau personnage
Bon courage pour cette nouvelle fiche
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