Esaü, totalement surexcité, ondulant des hanches sur un trottoir, cigarette à la main et rire hystérique aux lèvres. Autour de lui, des camarades, des connaissances, des gens qu'il aime et qu'il abandonnera sans une seule hésitation, le moment venu. Or, le moment approche. Esaü a la fièvre, Esaü veut bouger, prendre la route et New York face à lui. Il rêve de voitures lancées sur la route, de filles qui sourient, d'immenses fêtes, il veut vivre au sens où il entend la vie. Certains de ses amis qui marchent avec lui jettent des coups d'oeils inquiets à son regard brillant d'excitation : ils savent que personne ne réussira à le retenir encore bien longtemps. La seule personne, en ce moment-même, qui empêche Esaü de quitter la ville dans la seconde, c'est sa grand-mère Ann.
Ann sait, elle aussi, que son petit-fils va partir, et elle a peur. Voilà 20 années qu'elle n'a pas été seule, réellement seule. Et puis... elle ne se voile pas la face, et elle sait que son petit-fils est fou et qu'il va être incontrôlable là-bas à New York, et elle a peur pour lui. Qui sait ce qui peut arriver à un garçon comme lui ?
Esaü pense à elle, à sa grand-mère. Il sait que dans quelques heures maintenant, il sera parti, alors soudain il fait volte-face et regarde ses amis, sourit et sans un mot, se met à courir. Ils sont sortis de sa vie désormais, et Esaü est incapable d'en ressentir du regret. Il court, court jusqu'à la maison, y entre en trombe sous les vieux yeux blasés de Ann qui soupire et demande en yiddish "Bist meshigeh ?"... "Oui Bobe, je suis fou. Je pars, je pars maintenant, je veux partir." Ann le regarde un long moment, puis elle hoche la tête en silence, et Esaü tourne les talons pour ne pas prolonger des adieux difficiles. Il entend dans son dos "Gai gezinterhait !", porte-toi bien, et il quitte la maison.
Voilà. Esaü est encore dans la rue de son enfance, mais il est sur la route. Le temps de passer vider son compte et sans réfléchir, il fonce chez un vendeur d'occasion et achète une vieille voiture, une guimbarde branlante et déglinguée dont il n'est même pas sûr qu'elle tiendra jusqu'à la Big Apple (surtout qu'Esaü est un conducteur fou) mais au moins, elle n'est pas trop chère et il lui reste de quoi survivre à New York pour quelques temps.
Esaü bondit au volant de son nouveau vaisseau, met le contact et le voilà parti, traversant Chicago en coup de vent, bondissant sur la route sans ralentir, il conduit les bras tendus sur le volant et rien ne pourra l'empêcher de partir, enfin. New York, là-bas.

Have fun.