Une soirée de plus. Un peu plus d'un mois après l'emménagement. Après les cours. Même s'il ressentait encore une vague fatigue, Diego nageait, encore aujourd'hui. Il aurait certes désiré rester seul, tranquille dans l'appartement, mais sentir cette affreuse odeur et voir son frère... Se piquer, cela lui était insoutenable. Il souffrait, cet imbécile se droguait, malgré toutes les contre-indications médicales. Au vue de son avancé dans les abysses des opidiacés, il ne tiendrait que 10 ans. Dans le maximum des cas, ceux de chances.
Le médecin avait été formel. S'il y avait interaction avec le traitement, il n'en aurait pour même pas trois mois.
Et ce crétin continuait, bon grès mal grès, à s'envoyer dans les voluptés de son imagination. Paraissait-il que cela " l'inspirait". Chose sûre, il inspirait beaucoup de choses. Et encore ; Diego n'avait même pas vu ses dépenses mensuelles en la matière. Mais cela devrait être équivalent à une pension d'un ancien marines, à tout casser.
Pire que tout : le voir, souriant béatement, fixant avec attention un monde fantaisiste niais et difforme. Summum de la souffrance : c'était son frère, il vivait avec lui.

Diego ne savait pas trop que faire. L'empêcher de s'envoyer des cocktails douteux ne réussirait qu'à provoquer des distensions, dans le rétablissement nouveau de leur relation fraternelle. Lui en parler ne ferai qu'abattre ces-dits liens.
Bref, il ne voyait strictement pas comment faire sortir son crétin de frère de la drogue. Et s'il n'y avait que ça. Ne parlons pas des taffes qui empuantirent l'appartement, des rentrées éméchées... S'il n'était pas irréprochable quand au dernier point reproché, le jeune étudiant, dans la force de sa jeunesse dorée avait fait pire. Il ne rentrait pas, certains soirs. Et se réveillait dans des lieux insolites, dans les bras d'une nymphette débraillée et souvent nue.
Ou d'un adonis au corps si lisse, doux au toucher.
Oui, il était clair qu'il ne donnerait aucune leçon à ce sujet.

Mais au moins, lui, il rencontrait du beau monde, se créait son réseau de contacts. Pas comme l'autre défoncé qui trainait avec des gens louches, dont la moitié devaient bien tremper dans le deal ou pire. Si le parfait était de ce monde, Diego n'en serait pas à des années-lumière, comme son frère ignare. Un suicidaire intoxiqué. A quoi bon qu'il poursuive ses études si... si...
Le linguiste étouffa un sanglot. S'il le quittait. S'il le perdait. Voilà ce qu'il savait, ce qu'il aurait du penser. Mais même dans les profonds limbes, il ne se le permettrait pas. Pas lui. C'était pour CA qu'il devait l'aider. Parce que s'il tombait, il tomberait à son tour. Son pilier-porteur, LA personne qui le faisait vivre, SON cœur, c'était lui.

C'était pour ça qu'il ne devait pas rentrer, qu'il devait nager. Sa passion sportive. Nager. Bouger presque tout son corps dans un désir et un besoin compulsif de survivre dans un monde sublime, où la sensation de légèreté atteignait son paroxysme. Nager. Réfléchir différemment. On réfléchit toujours différemment, quand on bouge. Vieux truc préhistorique.
L'homme a été conçu pour courir, se déplacer. Et c'est en se déplaçant, en luttant vainement contre le sédentarisme que l'on pouvait pleinement s'investir dans ses pensées. La réflexion devient alors plus simple, plus aisée. Des solutions apparaissent comme des perces neiges dans un champ blanc.

C'était pourquoi il présenta sa carte d'étudiant à la vielle dame de l'accueil, qui le fit rentrer en grommelant. Les vestiaires étaient propres, un jet d'eau tiède passait régulièrement emporter les empreintes sombres laissé par les baskets des nageurs. Il n'y avait pas un bruit, cela en était assourdissant. Sous leurs pieds circulait la tuyauterie de la chaufferie, apaisant les âmes frigorifiées. Il se dévêtit rapidement, fit glisser un fin maillot rouge écalât sur ses jambes et sortit, une serviette blanche immaculée sur l'épaule, son jean et haut roulés, chaussures à la main.
Enfermant le tout dans le casier approprié, Diego glissa la clé et le fil rouge autour de sa cheville, serré de façon à qu'elle ne gêne pas durant ses mouvements.
C'était assez calme, aujourd'hui. Il ne croisa qu'une jeune étudiante qui gloussa en le voyant passer, ce qui ne lui fit ni chaud ni froid. Après tout, les personnes les plus enclines à la luxure n'étaient-elles pas les plus coincées ? En tout cas, la théorie s'était vérifié plus de fois que pour le cas des pimbêches qui gloussaient en bandes, faisant mine d'attendre un jeune homme prêt à la déplumer.
Tout en marchant vers les douches, le jeune étudiant regardait les hommes passer. Il n'en vit que deux, des étudiants, comme lui, aux muscles sculptés, appuyés par un jeu d'ombre et lumière saisissant. Pour qui s'intéressait à 30kgs de muscles suintant de testostérone et d'autres produits "sympas".

Ce n'était pas au gout du jeune éphèbe, aux muscles finement ciselés sur une peau bronzée à souhait. Miami avait décidément réussi son coup. Il était magnifique, basané.
Après s'être aspergé rapidement d'une douche tiède, il atteignit le bassin.

C'était une grande piscine olympique, répondant aux normes demandées pour les compétitions. Habituellement, elle était scindée, comme aujourd'hui, en deux.
La part de droite était destinée à ceux qui nageaient pour nager, enfilant les longueurs avec un appétit de grizzly. L'autre moitié était destinés aux étudiants moins sérieux, qui en profitaient pour discuter, jouer, se détendre. Cette part donnait même sur un bar/snack.
Mais où allait le monde. Un jour, la piscine sentirait le beaujolais. Et il espérait que ce ne serait pas quand il serait dedans.
Dans un plongeon presque parfait, il fendit la surface du monde liquide et se retrouva instantanément en train de flotter entre deux eaux, emporté par son élan. Il ouvrit les yeux, dont la vision était troublée par l'eau et il commençât doucement par s'échauffer, refaisant surface quelques mètres plus loin.

Il enchainât alors plusieurs longueurs dans la zone réservé aux nageurs, regardant de temps à autre les baigneurs insouciants de l'autre coté. Visiblement, une bande faisait un pari stupide, mettant au défi un crâne rasé de vider cul sec un verre au liquide transparent - mais ce n'était pas de l'eau, de le poser sur la tête et d'enlever le short qu'il portait. Ce qu'il réussit, avant de tomber en arrière et d'attirer l'attention d'un maitre nageur, qui le sortit de l'eau avant de l'allonger sur une serviette. Cette scène, aussi impressionnante soit-elle, était courante.
Fréquemment, des petits jeunes faisaient les marioles, en jouant des stupidités dans l'eau. Et il fallait ensuite éviter une noyade. Histoire d'éviter toute implication de la part de la piscine quand au décès d'un riche fils-à-papa

Dans un soupir qui aurait pu en être vraiment un s'il n'avait pas été fait sous l'eau, Diego continua sa longue et monotone suite de longueur.
Cela le détendait. C'était un bien fou, pour lui, de pouvoir évacuer ainsi la pression qu'exerçait sur lui tous les petits tracas, ces petites choses qui le gênait. Cette fille blonde, une certaine Jessica, la colle introuvable du prof de civilisation contemporaine, le tatouage en bas du dos de sa voisine d'en face, la montre original de son voisin de cafétéria, le goût étrange de la bière irlandaise, la morsure du froid qui régnait subitement à la sortie de cours, ses soucis avec son frère. Tout sortait, tout s'évacuait, peu à peu, ne lui laissant en tête que des réponses. Chaque interrogation trouvait sa moitié, sa complémentaire. Et Diego n'avait plus de problème.
C'était quand même moins couteux que le shit.

Puis le jeune linguiste songeât à ses dernières pensées. Il avait, sans vraiment le vouloir, évoqué le thème de l'amour. Diego, comme énormément de personnes de son âge, vivait dans un célibat entrecoupé de luxure relative à l'âge. Et au tempérament des partenaires enthousiastes. Rare était celui qui ne partageait pas sa "couche" -c'était parfois pas un lit, avec quelqu'un d'autre.
Non, ce qui était rare, c'était les relations "pleines", l'amour. Quand deux personnes se voyaient seules dans un but non studieux ou sexuel.
Pour de nombreux jeunes adultes, c'était de l'hérésie. Pourquoi s'emprisonner dans l'unique période d'une vie où la luxure prenait le pas sur les sentiments ?
Même lui, il ne le savait pas encore.

Secouant la tête, il arrêta son échauffement et se plaça dans la ligne d'eau des nageurs de crawl. Il était sur la haute voie des enfers, celle de la vitesse. L'autoroute de la piscine. Pas comme les bouseux qui se laissaient porter par le courant en croyant qu'ils nageaient.
Ici ne nageait que les personnes ayant de la pratique, s'entrainant pour une compétition ou qui avaient de l'énergie à revendre. On devait aller suffisamment vite pour éviter que l'on ne se rentre dedans. Plonger ses cheveux entre les orteils d'un autre ou percuter de plein fouet une autre partie du corps d'un nageur n'étaient pas des choses que l'on voulait essayer. Ni tester.

Tout en nageant plus vigoureusement, Diego rentrait progressivement dans une stase plus calme, libératrice de son interrogation sur le célibat. Ce n’était pas réellement une chose qui le préoccupait. Diego n'était certainement pas près de s'arrêter de visiter les jardins secrets, d'écarter les portillons doux comme la soie ou les battants piquetés afin d'accéder à sa drogue, son unique drogue véritable.
Par chance, il était facile, très aisé de se fournir, à New York. La jeunesse dorée faisait presque le trottoir. La décadence...

Diego s'arrêta alors de nager. Jetant un regard à la pendule, il s'aperçut qu'il avait nagé pendant une quinzaine de minutes, absorbé par le showbiz des origines de ses interrogations et des résistantes révélations que l'on lui avait faite. Comme celle de son frère, qui lui avait "officiellement" annoncé qu'il... se droguait toujours.

Un frisson traversa son échine, malgré l'eau à température tiède, douce caresse apaisante sur les cuirs. Une succession de frissons traversèrent sa colonne vertébrale, ses lèvres s’ourlèrent brièvement d’une grimace, comme s’il venait de poser les yeux sur quelque chose d'hideux. Aborder encore une fois le thème de son frère n'était pas une chose qu'il appréciait.
Ses réflexions étaient douloureuses, malgré l'atmosphère détendue et de détente.
Dans une forte impulsion donnée contre la paroi du bassin, il se relança, et reprit son temps de retard, nageant en espérant oublier ce moment.

Un aller retour après, il se convainc qu'il ne pouvait plus continuer à nager en faisant mine de ne se soucier de rien. Et voilà que son frérot lui pourrissait la séance, sans même être présent, sans même être défoncé.
Il se hissa difficilement, ses avant-bras crispés par l'effort, et s'assit sur le rebord.
Battant la surface de l'eau de ses orteils, il essayât de noyer ses pensées.

C'est alors qu'une présence se manifesta à ses cotés et qu'une voix retentit, près de lui.

OK by Toffee.