Je n’aime vraiment pas ces expositions où je dois faire acte de présence parce que ce sont mes toiles qui sont accrochées aux murs. Je n’aime encore moins ces personnes qui viennent vers moi, qui me serrent la main, qui me balancent des compliments que je ne comprends pas toujours et qui me posent des questions stupides auxquelles je n’ai jamais envie de répondre. Je me demande sans cesse pourquoi ils tiennent tant à comprendre pourquoi mes peintures sont si sombres, pourquoi mon univers est glauque et pourquoi il m’inspire autant ; je ne vais quand même pas fondre en larmes et dire à toutes ces personnes que papa battait son petit. Qu’ils apprécient juste ce que je fais et qu’ils me fichent la paix : c’est tout ce que je réclame et je pense que ce n’est pas le bout du monde.

Je passe une main dans mes cheveux et croise le regard de la directrice de la galerie qui m’expose et elle me fait clairement comprendre qu’il faudrait que je sois plus aimable envers toutes ces personnes. Mais je m’en fiche. C’est aussi simple que cela. Elle n’arrête jamais de me dire qu’il faudrait que je sois plus sympathique, que cela favorise les ventes, mais elle n’a pas encore comprit que cet argent ne m’était pas franchement utile dans l’absolu ; à la limite, ces toiles, je peux même les donner puisque j’expose seulement lorsqu’elles encombrent un peu trop mon appartement. Ce n’est pas franchement un manque de reconnaissance envers ce qu’elle fait et je me doute qu’elle souhaite agir dans mes intérêts, mais je n’ai pas besoin d’elle. Et je m’ennuie très sérieusement.

Pour le coup, j’abandonne le reste du monde et me pose devant une toile dont je suis particulièrement satisfait ; c’est la dernière que j’ai peins et elle me plait réellement. Une femme et un homme qui observent une ville en ruine, complètement détruite où il n’y a plus une seule âme vivante ; juste ces deux personnages qui se trouvent à une sorte de limite où tout semble plus beau de l’autre côté, comme si ils avaient l’occasion de prendre un nouveau départ, de vivre mieux puisqu’ils ont échappés à la destruction totale.

J’avoue qu’à mes yeux, cette toile est particulière parce qu’elle raconte un peu de mon histoire. Avant, je ne vivais que pour la destruction, la violence et la drogue, je ne voyais rien d’autre, je ne voulais que me faire du mal et en faire aux autres parce que j’avais la haine à cause de cette enfance de merde. Mais depuis que je suis avec Mackenzie, je vois les choses autrement ; je pense moins à ce passé qui me colle pourtant à la peau, je vois la vie d’une manière différente et cela me fait le plus grand bien. C’est ce qu’il me fallait. C’est ce dont j’avais besoin et la jeune femme m’apporte tout ce qui manquait à ma vie. Alors, ces deux personnages, forcément, c’est nous ; c’est le passé qu’on laisse derrière nous et on tente de vivre une vie plus normale, moins chaotique et déstructurée.

Tout ceci me donne forcément envie de rentrer à l’appartement et être tranquille le reste de la soirée, mais il faut encore que je reste au moins quelques minutes histoire de faire comme si tout cela avait une quelconque importance à mes yeux alors que je regarde l’heure toutes les cinq minutes comme si le temps allait être plus rapide juste parce que je le désire - ce serait vraiment trop beau, mais je ne crois absolument pas au miracle.

Peu importe, dans trente minutes, je mets les voiles.

Peu importe ce que Hanne a l’habitude de prétendre, intérieurement c’est une femme qui a cachée en elle une âme d’artiste. A la face du monde, elle préfère clamer que non, elle n’aime ni le théâtre, ni la danse, ni la peinture, qu’elle ne vit que pour patiner et à la rigueur danser quand l’envie lui prend, mais jamais elle n’avouera son amour profond pour la peinture. Et pourtant, ceux qui connaissent son talent caché lui affirment clairement qu’elle est douée, qu’elle devrait exposer et faire des vernissages…Hanne n’en a aucune envie. Elle aime se balader aux expositions, passer de toile en toile, laisser ses yeux se reposer à regarder attentivement les coups de pinceaux, les styles et les couleurs, les genres et les formes. Mais jamais elle n’osera se présenter à un directeur de galerie pour lui demander d’exposer ce qu’elle fait, même si honnêtement elle a largement assez de toiles pour pouvoir en faire une, d’exposition.
Ce n’est tout simplement pas son style, celui d’exhiber son talent au reste du monde. Intérieurement, elle est d’une timidité maladive, elle tient trop à cette passion pour la laisser se faire gâcher par des critiques aigris et des remarques acerbes, elle veut garder l’inspiration qui l’anime lorsqu’elle peint, dans le plus grand secret.
Alors elle s’est rendue ce jour-là, à cette exposition d’un peintre dont le nom lui a échappé, dans le quartier de Meatpacking District. L’avantage de ce lieu, c’est que personne dans son entourage n’y réside, aussi elle ne risque pas de croiser qui que ce soit.
Elle entra dans la galerie, presque aussitôt frappée par le style noir, presque macabre, du peintre. Et pourtant, les tableaux lui plaisent. Elle passe de toile en toile, sans rien dire, laissant simplement sa mémoire et son regard travailler.
Hanne est impressionnée par la qualité de ce qu’elle voit, et tourne enfin dans un recoin, s’attendant presque à n’y voir personne. Mais devant ce qui paraît être la dernière toile, elle tombe sur un homme brun, presque aussi grand qu’elle, les mains dans les poches, l’air peu amène. Intérieurement, elle se dit que c’est sûrement lui, l’auteur de toutes ces toiles, et qu’il a sûrement dû se poser ici pour être tranquille. Elle hésite l’espace d’un instant, baisse les yeux. « Excusez-moi, vous vouliez peut-être rester tranquille deux minutes… ? Je suppose que ça doit être oppressant, toute cette foule. »
Il y a du monde dans cet espace, Hanne déteste devoir se battre pour observer une toile, mais elle n’a guère eu le choix en l’occurrence. L’exposition a valu le coup, elle aime beaucoup le rendu général de ce qu’il a exposé.
Voyant que l’homme ne dit rien, elle ose se positionner à ses côtés, et regarde la dernière peinture, accrochée à un recoin de mur vaguement blanc. Son regard s’éclaire presque. La toile est superbe. « C’est vous qui exposez, n’est-ce-pas ? » Avant qu’il puisse rajouter quoi que ce soit, elle ajoute à la va-vite « Ne vous inquiétez pas, je ne compte pas vous assailler de questions débiles. Je peins un peu, et je ne sais pas comment vous faites…Je ne pourrais jamais exposer moi-même. Les gens posent trop de questions stupides. »
Tant pis si il n’est pas du même avis qu’elle, mais si il aimait tant que ça le contact des curieux qui se sont pressés ici cet après-midi, il serait probablement comme beaucoup de peintres narcissiques, debout à côté de la directrice de la galerie, une coupe de champagne à la main, riant et exposant en détails le contenu de ses œuvres. Quelque chose dit à Hanne qu’il ne fait absolument pas partie de ce genre d’artistes.