Fordham, dix sept heures et quatre minutes. Un brouhaha commence à se faire entendre, quelques minutes à peine après la sonnerie de fin des cours, et la sortie des élèves n’est pas des plus silencieuses – dans chaque UFR c’est la même chose de toute manière, tout le monde parle, hurle, glorifie le seigneur tout simplement parce que… c’est le week-end. Une petite brune aussi haute que trois pommes tente tant bien que mal à se frayer un chemin dans la masse d’étudiants qui peuple l’université, et qui ne lui prête pas plus d’attention que cela. Avec son mètre cinquante deux, la demoiselle Tennessee a toujours eu du mal à se faire voir, c’était une chose évidente, et ce même lorsqu’elle avait été à Londres, à Oxford également. Ce n’était pas de sa faute si elle ressemblait plus à un Minimoys qu’autre chose… Fallait aller se plaindre à ses parents. Quoi que, depuis qu’elle avait entamé son septième mois de grossesse – et qui par conséquent la rendait aussi haute que large – on avait tendance à mieux l’apercevoir, et donc lui faire la place nécessaire pour passer. Comme quoi, être enceinte d’une lilliputienne à dix neuf ans n’avait pas que des désavantages… Elle sortit de la salle où elle avait participé à un cours d’arts ; parce que oui, en plus de faire des études de Stylisme dans l’UFR11, la demoiselle avait depuis peu pris l’option Arts Plastiques pour éviter de devenir complètement dingue avec toutes les superficielles qui pouvaient partager les même cours obligatoires qu’elle – et elle se dirigea, la tête en l’air, dans le couloir bondé. Heaven ne réfléchissait pas vraiment à où la conduisait ses pieds, plutôt préoccupée par le nouveau sujet qu’on venait de lui distribuer. Impossible, le sujet, en passant. Qu’est ce qu’elle allait bien pouvoir faire avec ? Elle avait toujours eu une fibre artistique – enfin, une fibre vraiment petite, mais quand même là – et elle avait toujours eu une imagination (de gamine) débordante. Mais là, on lui demandait quand même de… De… Rendre une chaussure à son image. Ils n’avaient rien d’autre de mieux à trouver, quand même ? Ils avaient vraiment eu une panne d’inspiration immense pour coller ce truc là à leurs pauvres élèves d’option art qui n’ont pas que ça à faire ? Déjà, première étape : tenter de piquer une paire de chaussures à Drew, junkie et futur père – et accessoirement futur fiancé également – pour faire son projet. Hors de question qu’elle sacrifie une de ses paires à elle pour le faire. Quand même, il ne fallait pas trop en demander ! Les chaussures de mademoiselle Tennessee, c’est précieux. (Surtout les paires qui coûtent deux cents dollars que Heaven s’offre quand elle a le cafard.) Heaven arriva devant son casier, et elle l’ouvrit en tentant de se reconcentrer sur ce qu’elle faisait. A l’intérieur, un bordel monstre faisait rage, entre feuilles volantes, maquillage, photos en tout genre et paquets de bonbons qui se battaient en duel, et la petite brune soupira avant d’essayer de prendre les fiches dont elle avait besoin pour le week-end. Habituellement, son casier était impeccable. Enfin… Habituellement, c’était l’année dernière. Quand elle était encore en étude de Lettres Anciennes, qu’elle avait été intéressée par ce qu’il se disait en cours, quand elle s’était sentie à sa place dans l’UFR1. Seulement, là, elle avait finalement décidé de se réorienter – un peu sur un coup de tête il faut se l’avouer – en Stylisme. Pourquoi ? C’était la question. Heaven n’en savait strictement rien. Elle avait eu un coup de panique un jour, se disant que même si elle était brillante en Lettres – en même temps, la Littérature, c’était toute sa vie – elle n’allait pas pouvoir faire grand-chose à part… Prof ? Bibliothécaire ? Ecrivain ? Donc elle avait fini par changer d’études, après des recherches non approfondies, des avis par-ci par-là de proches. Enfin, de proches pas si proches puisque même ses parents n’avaient pas eu vent de l’affaire. Mais qu’est ce que ses parents en avait affaire, hein ? Ils l’avaient bien « renié » qu’elle sache ? Elle referma violemment la porte de son casier, puis s’engagea dans un couloir pour sortir de l’université. Bref, l’heure n’était plus à s’apitoyer sur son sort, elle était en week-end. Elle devrait être heureuse. Ou pas d’ailleurs. Elle croisa une tête blonde, passa devant elle sans vraiment lui accorder son attention. Puis son cerveau se brancha, et elle pila net. Elle se retourna vite – un peu trop vite à vrai dire – et elle observa en fronçant les sourcils le dos qui s’éloignait lentement d’elle. Elle reconnaissait cette démarche. Elle reconnaissait cette chemise, aussi, accessoirement. Elle savait parfaitement à qui appartenait cette tignasse. Elle hésita un moment, puis finit par soupirer. « Zach ? » demanda-t-elle, pas très sûre. Elle n’avait pas vu son frère depuis longtemps et à vrai dire… La dernière fois qu’elle l’avait croisé, il avait été dans un fauteuil roulant. Ahem. Puis elle s’avança vers le blond – enfin châtain mais on s’en fout – qui s’était arrêté, et elle se plaça devant lui. Pas de doute, elle avait reconnu ses traits. Elle lui fit un immense sourire. « Mon dieu Zach ! » répéta-t-elle, à la fois surprise, heureuse et intriguée. Bah quoi, c’était toujours bizarre de tomber sur son frère alors qu’il était censé être dans un fauteuil roulant assez loin de New York. « Comment ça se fait que… que… Tu sois… Là ? » demanda-t-elle, choisissant ses mots avec soin. C’est vrai quoi, elle n’allait pas lui faire « Hé, au fait frangin, pourquoi t’es sorti d’un fauteuil et que tu te retrouves dans mon université, c’est les vieux qui t’ont demandé de me suivre ? » Elle le regarda, les sourcils en accent circonflexe. Elle lui avait écrit des lettres, pendant qu’il avait été dans le coma. Elle n’avait jamais vraiment su s’il les avait reçues. C’est comme lorsqu’il avait été dans un fauteuil roulant, pareil, elle lui avait écrit. Elle lui avait écrit ses problèmes, sa grossesse, ses amours, le décès de sa meilleure amie qu’elle avait rencontré ici, la maladie de son petit copain. Elle lui avait aussi dit qu’elle pensait à lui, qu’elle espérait qu’il aille mieux, qu’elle aurait aimé des nouvelles. Mais toutes les lettres avaient demeuré sans réponse.

ok by Dylan