Un léger rayon de soleil parvenait à entrer dans la pièce, habilement glissé entre les rideaux presque entièrement fermés. Le bruit de la ville était facilement perceptible, tout comme celui des pièces voisines. Des tintements, des bruits de pas, des bips de machines, toutes ces nuisances qui empêchaient la jeune femme de se reposer. Désespérée devant autant d’impuissance, elle se résigna à essayer de manger. Un plateau miteux avait été déposé sur la table à ses côtés, gris et incrusté par la saleté. Dessus trônaient une assiette remplie d’un plat à l’origine douteuse, gras et plein de sauce, une crème au chocolat et un morceau de pain. Sentant son ventre grogner,  Naomi piqua le plat d’un coup de fourchette, cherchant à savoir si quelque chose de comestible pouvait se cacher sous la masse. Mais ce n’était pas le cas. Rien n’était mangeable ici, elle devait donc se faire une raison, elle ne mangerait pas tant qu’elle serait là.
Une infirmière entra soudainement dans la pièce, le sourire aux lèvres et s’approcha d’elle.
« Bonjour mademoiselle. Comment vous vous sentez ? Vous dormiez quand je vous ai déposé votre repas tout à l’heure. » La jeune femme arqua un sourcil, prête à rétorquer qu’elle ne considérait pas ce plateau comme un repas mais se tût, trop sonnée pour contester. Elle ne répondit que d’un simple signe de tête et soupira.
« Bien. Je vais pouvoir vous poser quelques questions pour remplir votre fiche dans ce cas. Je vais vous demander votre prénom, votre nom, votre date et lieu de naissance s’il vous plait. »
« Fitzherbert Naomi, vingt cinq septembre mille neuf cent quatre vingt dix à Seattle. »
« Bien. Est-ce que vous savez pourquoi vous êtes ici mademoiselle ? »
« Je suppose que ça a un rapport avec les pilules que j’ai pris ce matin. »
« En effet. Il faut que vous sachiez que les mélanges de médicaments sont très dangereux, seul un médecin est capable de vous en prescrire. Pourquoi avez-vous pris ces pilules boostantes mademoiselle ? »
« J’avais un entretien très important aujourd’hui, que j’ai raté soit dit en passant, il fallait vraiment que je le réussisse. » Sans qu’elle ne puisse ajouter quoi que ce soit, Naomi perçut le jugement dans le regard de l’infirmière. Elle comprit qu’elle était à deux doigts de lui faire une leçon de morale concernant ces soit disant médicaments miracles que les étudiants avaient l’habitude de prendre pour réussir leurs examens. Afin d’éviter cela, elle ne perdit pas de temps et se justifia rapidement. « Écoutez il y a beaucoup de compétition dans le domaine de l’esthétique, je travaille dans une enseigne vraiment demandée, je ne pouvais pas me permettre d’échouer. »
« Bien d’accord, mais comment justifiez vous la prise de pilules amincissantes en simultané ? Ce genre de pilule est déjà peu conseillé pour la santé, alors vous imaginez bien qu’en prendre avec autre chose n’est pas très malin. Sans vouloir être indiscrète, vous n’avez pas l’air d’avoir besoin de ce genre de traitement. » ajouta-t-elle dans un ton toujours aussi accusateur. Naomi était plutôt agacée. Il n’y avait pas grand monde au courant de son addiction aux traitements amincissants et entendre quelqu’un les remettre en question lui hérissait les poils. Elle inspira profondément et répondit assez froidement. « Vous pensez que c’est facile de rester aussi mince tout le temps ? Manger équilibré ça ne suffit pas, ça ne suffit jamais. Je ne veux plus être grosse, alors je continuerai de prendre ces pilules jusqu’à la fin de ma vie. Vous comprenez ? Je les connais les gens, ils jugent tous. Nous les femmes, on se doit d’être minces. Ne me regardez pas comme ça, je sais de quoi je parle. On dirait pas comme ça mais, quand j’étais petite j’étais plutôt grosse. Ça ne posait pas de problème à ma famille, mais vous n’imaginez même pas ce que mes camarades de classe m’ont fait subir. Ils se moquaient toujours de moi, m’appelaient Porcinet et tout un tas d’autres atrocités. » De nombreux mauvais souvenirs remontèrent à la surface, laissant la jeune femme déstabilisée, les mains tremblantes. Les images d’elle enfant se cachant pour pleurer dans les toilettes étaient toujours aussi douloureuses, même après toutes ces années. Elle détourna son regard de l’infirmière et fixa d’un air pensif le peu de lumière qui entrait dans la pièce. Personne ne la comprendrait jamais. « Ma vie s’est transformée avant d’entrer au lycée, vous savez. J’ai maigri, j’ai découvert ces traitements et je ne me suis jamais sentie aussi bien dans ma peau. Vous pourrez me dire tout ce que voulez, je n’arrêterai pas. Ce n’est pas illégal à ce que je sache ? »
« Ça ne l’est pas, non. Mais j’aimerais que ça le soit quand je vois ce que cela peut provoquer chez des jeunes femmes de votre âge. » Tout en terminant sa phrase, elle jeta rapide coup d’œil à la fiche qu’elle rédigeait, puis continua. « Vous n’avez que vingt trois ans, pourquoi vous mettre autant de pression si jeune ? De même pour vos études, je suis persuadée que vous pouvez réussir sans prendre quelque pilule que ce soit. »
« Et bien vous vous trompez. Je suis loin d’être la fille la plus intelligente du monde. Je voulais vraiment réussir mes études, rendre mes parents fiers. Pour être honnête, je suis d’abord venue à New York à dix huit ans pour étudier la chimie mais… j’ai complètement échoué. Par chance j’ai pu trouver un domaine qui me plaisait, l’esthétique. Mais même ça je ne suis pas fichue de le réussir avec facilité. Je suis bête, ces boostants m’auraient aidés. »
« Vous voyez bien qu’ils ne vous ont pas aidée, vous vous êtes évanouie au beau milieu des transports en commun. Est-ce que cela ne vous donne pas l’envie d’arrêter ? »
« Non. » répondit-elle catégoriquement, comme un enfant contrarié prêt à faire la tête.
« Que disent vos parents à propos de tout ça ? »
« Laissez mes parents en dehors de ça, ils n’en savent rien. J’ai une grande famille, un grand frère et  trois sœurs. Autant dire que je ne veux pas leur créer de problèmes . C’est moi la sœur la plus âgée, c’est à moi de prendre soin des autres, pas le contraire. Je l’ai compris quand mon frère est parti. Je dois être forte et parfaite pour faire honneur à mes parents et pour guider mes petites sœurs. » La conviction qui se dégageait de la jeune femme était impressionnante et semblait inébranlable. Il était impossible de retirer à Naomi toutes ces pensées qu’elle s’était mise un jour dans la tête. Elle était là, affaiblie par sa consommation excessive de traitements et pourtant, elle continuait de croire en ses convictions. L’infirmière sembla réaliser que rien ne pourrait l’aider à la faire changer d’avis, ce qui lui tira une grimace agacée. Des jeunes femmes comme elle, elle en voyait tous les jours, c’était bien cela qui lui faisait peur. Elle termina alors d’écrire sur sa fiche et coinça son bloc notes sous son bras.
« Je suppose que vous ne voulez pas de votre plateau repas ? »
« Vous supposez bien. »